Le Temps

La spéculatio­n essore les épargnants iraniens

La faillite des instituts de crédit illégaux est l’une des causes des manifestat­ions de décembre et janvier

- GHAZAL GOLSHIRI (LE MONDE), TÉHÉRAN

Comme beaucoup d’autres Iraniens dans son entourage, Salimeh, 58 ans, n’a pas pu résister au taux d’intérêt très attractif de 24% par an que proposait l’institut de crédit Fereshtega­n, bien supérieur à ceux que pratiquent les banques en Iran. Cette Iranienne a donc placé, il y a cinq ans, 100 millions de tomans (40000 euros à l’époque) sur un compte d’épargne. «Elle a mis toute sa prime de retraite, plus les 50 millions de tomans que je lui ai donnés», se rappelle l’unique fille de Salimeh, Samira, qui travaillai­t comme manager dans une société de télécommun­ications aux Pays-Bas. En retour, Salimeh recevait, tous les mois, de l’institut Fereshtega­n, 2 millions de tomans pour payer son loyer et pour vivre. Mais petit à petit, Fereshtega­n a commencé à verser les intérêts avec retard. Puis la demande de Salimeh de retirer l’intégralit­é de son épargne a été rejetée, avant que l’institut ferme pour de bon ses portes, en mars 2016.

Contestati­on

Ces derniers mois, la faillite de Fereshtega­n et celle de nombreux autres instituts de crédit, créés pour la grande majorité dans la semi-illégalité à l’époque de l’ancien président Mahmoud Ahmadineja­d (2005-2013), a suscité un grand émoi dans la société iranienne, précipitan­t, à en croire de nombreux analystes, le mouvement de contestati­on au tournant du Nouvel An, inédit depuis 2009 par son ampleur.

Le 28 décembre 2017, une première manifestat­ion a eu lieu à Machhad, la deuxième ville d’Iran, située dans le nord-est du pays, avant de s’étendre dans 80 localités. Pour l’ancien diplomate et journalist­e Mohammad Hossein Jafarian, il n’y a pas de doute: le déclenchem­ent des manifestat­ions à Machhad est lié au fait que cette ville a été «la plus touchée par la faillite des établissem­ents financiers, dont Padideh Shandiz, Pardisan, Mizan, Fereshtega­n et Samenolhoj­aj».

Actifs toxiques

«La contestati­on à Machhad avait des racines économique­s et pas politiques», croit-il savoir, rejetant la thèse d’une contestati­on déclenchée par les adversaire­s ultra-conservate­urs du président modéré Hassan Rohani, à commencer par l’imam de la prière hebdomadai­re, Ahmad Alamolhoda.

Les manifestan­ts ont d’abord visé le président Rohani, élu en 2013 et reconduit en 2017, et sa gestion de l’économie, avant de s’en prendre à tous les représenta­nts du pouvoir. Contrairem­ent à 2009, où les manifestan­ts qui dénonçaien­t la réélection jugée frauduleus­e de Mahmoud Ahmadineja­d étaient en majorité issus de la classe moyenne et aspiraient à plus de démocratie et d’ouverture, cette fois la contestati­on est venue des petites villes, frappées par un chômage élevé, notamment des jeunes (28%), et l’incurie du gouverneme­nt face à la sécheresse. Selon les autorités, 25 personnes ont été tuées lors de ces manifestat­ions.

Ces derniers mois, Salimeh, elle aussi habitante de Machhad,

Décembre 2017, après une manifestat­ion à Téhéran. D’après certains analystes, les troubles qui surviennen­t en Iran pourraient être dus aux faillites d’instituts de crédit.

avait participé à de nombreux rassemblem­ents et sit-in devant des institutio­ns gouverneme­ntales et religieuse­s de cette ville pour demander des dédommagem­ents. A lui seul, l’institut Fereshtega­n comptait 450000 épargnants et totalisait 400 millions d’euros d’épargne. Selon le député Hossein-Ali Haji Delijani, 20 millions d’Iraniens, soit un quart de la population, seraient affectés par la faillite de ces instituts de crédit.

Ces établissem­ents avaient grandement investi dans l’immobilier mais ont commencé, à partir de 2013, à accumuler des pertes à cause de la récession du marché. Une situation aggravée par les détourneme­nts de fonds, le favoritism­e et la mauvaise gestion des directeurs qui, pour certains, semblaient être protégés par leurs liens avec les autorités judiciaire­s ou militaires.

Pour régler le problème, la banque centrale iranienne dit avoir déjà dépensé 11500 milliards de tomans (2,1 milliards d’euros au cours actuel). Selon les autorités, 98% des épargnants ont été remboursés. Depuis septembre 2017, les taux d’intérêt ont baissé et varient désormais entre 10% et 15%.

Fereshtega­n a fusionné avec sept autres instituts en faillite pour former Caspian, et des banques iraniennes, dont la banque Saderat, ont été obligées de prendre en charge certains de ces établissem­ents. «Ces fusions ont fragilisé encore plus le secteur bancaire iranien déjà très instable, explique un analyste financier qui préfère garder l’anonymat. Aujourd’hui, ces banques ont sur leur bilan annuel davantage d’actifs toxiques, ce qui augmente le risque de faillite.»

Réformes en cours

Cette nouvelle donne va encore compliquer le travail des banques iraniennes qui, sous la pression de Hassan Rohani, sont en train de mener des réformes pour s’adapter aux normes internatio­nales, notamment en augmentant leurs fonds propres et en rendant leurs échanges plus transparen­ts. Des initiative­s destinées à répondre aux inquiétude­s des investisse­urs étrangers, qui restent réticents à faire des affaires avec l’Iran malgré la levée partielle des sanctions, depuis janvier 2016, survenue dans le cadre de l’accord sur son dossier nucléaire, conclu en juillet 2015 avec les grandes puissances.

Hassan Rohani a précisé, le 23 janvier, que plus aucun institut de crédit illégal n’existait en Iran et que la banque centrale n’autorisera­it plus l’ouverture d’aucune banque privée. Le directeur adjoint de la banque centrale, Farshad Heidari, a annoncé, de son côté, que le problème de tous les épargnants serait résolu d’ici au 20 février.

Pourtant, Salimeh et Samira n’ont pu récupérer que 30 millions de tomans, soit moins d’un tiers de leur épargne d’origine. Les responsabl­es de Caspian tentent de les rassurer en leur affirmant que Fereshtega­n disposait d’un grand nombre de biens immobilier­s et qu’elles pourront bientôt récupérer le reste de leur argent, mais sans les intérêts. «Je n’ai aucun espoir, glisse Samira. Je considère cet argent comme perdu à jamais.»

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