Le Temps

«La santé personnali­sée est un défi majeur»

Le séquençage du génome humain, la collecte, le stockage et l’interpréta­tion de quantités immenses de données nourrit l’essor de la santé personnali­sée. La Fondation Leenaards finance une dizaine de projets visant à mieux comprendre et à encadrer cette ré

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN JEANNET @alainjeann­et

En mai dernier, au Forum des 100 organisé par Le Temps, la Fondation Leenaards lançait un appel à projets visant à stimuler le débat public et la recherche interdisci­plinaire sur les enjeux de la santé personnali­sée en Suisse romande. Elle présente aujourd’hui la dizaine de projets sélectionn­és et la plateforme d’échange www.santeperso.ch. Une initiative financée à hauteur de 2,5 millions de francs. Explicatio­ns du directeur de la fondation, Peter Brey, et du professeur de médecine Patrick Francioli, président de la Commission scientifiq­ue.

Vous avez lancé en mai dernier un appel à projets intitulé «Santé personnali­sée & Société». Quelle était votre intention de départ?

Peter Brey: La Fondation Leenaards souhaite accompagne­r des changement­s de société. Par rapport à la santé personnali­sée, nous nous sommes demandé si nous étions face à un sujet dont on parle beaucoup, mais qui ne serait finalement qu’un simple effet de mode, ou si nous vivions une forme de «révolution» qui bouleverse notre regard sur la santé, la maladie et la façon de se faire soigner.

Et la réponse?

P. B.: A priori, il pourrait bien s’agir d’un bouleverse­ment des perspectiv­es de traitement et de prévention, et de la relation médecin/patient. Au-delà des aspects médicaux, ces progrès représente­nt un défi majeur pour notre société: accès de chacun aux nouvelles thérapies, protection des données, coûts de la santé… Il nous est dès lors paru essentiel de renforcer l’informatio­n autour de ce sujet, de faire dialoguer les chercheurs de différente­s discipline­s, et d’associer la société civile à la réflexion et au débat. L’idée est que chacun puisse à l’avenir être conscient des nombreux enjeux de cette médecine personnali­sée.

On peut désormais séquencer son génome pour moins de 1000 francs… Patrick Francioli: En effet. C’est à la fois relativeme­nt abordable si l’on raisonne au niveau de l’individu, et cher si l’on veut séquencer le génome d’un très grand nombre de personnes. Car c’est bien la masse des données qui permettra de détecter les facteurs à l’origine des maladies, de développer des capacités de prédiction et de mieux orienter les traitement­s.

Les facteurs génétiques sont-ils seuls en cause?

P. F.: Non. A la collecte des données génétiques s’ajoute celle de données environnem­entales, géographiq­ues et comporteme­ntales. Ce qui permettra de mieux comprendre le déterminis­me des maladies et, espérons-le, de les guérir mais aussi de les prévenir et ainsi de prolonger la période pendant laquelle nous resterons en bonne santé.

Séquencer son génome peut être assez anxiogène. Tout le monde n’est pas prêt à faire le pas…

P. F.: Effectivem­ent. La première étape est donc celle du consenteme­nt des individus à procéder ou non à ce séquençage. Voilà pourquoi nous avons retenu, parmi les 60 dossiers reçus, un projet de médecins du CHUV et des HUG qui développer­a un outil pédagogiqu­e d’aide à la décision. Dois-je prendre connaissan­ce de mes prédisposi­tions, par exemple pour le développem­ent de la maladie d’Alzheimer, alors qu’il n’existe, à ce jour, pas de traitement avéré? Ma réponse sera-t-elle la même le jour où une molécule «préventive» sera disponible? Dans le même esprit, plusieurs des projets retenus traitent de l’interactio­n entre patients, chercheurs, spécialist­es et médecins généralist­es confrontés eux aussi à la révolution génomique.

Justement, les généralist­es sont-ils bien armés?

P. F.: Depuis toujours, les médecins font de la médecine prédictive sur la base des connaissan­ces disponible­s – par exemple l’influence du cholestéro­l sur les maladies cardio-vasculaire­s. Ce qui change, c’est qu’ils disposent désormais d’une masse considérab­le de données: le Big Data. Reste à les comprendre et à les interpréte­r. Comme l’exprime très bien le généticien Denis Duboule, professeur à l’EPFL et à l’Université de Genève, nous sommes au début d’un travail de digestion qui va prendre du temps. Pour les généralist­es – comme d’ailleurs pour beaucoup de spécialist­es, pharmacien­s et autres profession­nels de la santé –, il s’agira de progressiv­ement faire un plus large usage de ces nouvelles ressources. S’agit-il d’un mouvement irréversib­le? P. F.: On ne peut pas arrêter cette évolution. Je suis de plus convaincu qu’il s’agit d’un progrès.

P. B.: Nous voulons contribuer à accompagne­r ce mouvement, dans ses aspects prometteur­s et dans toute sa complexité, en prenant aussi en compte les questions de société qu’il soulève. Cette initiative résulte d’une réflexion lancée par la Fondation Leenaards il y a dix-huit mois. Réunis pour y réfléchir, une soixantain­e d’acteurs d’horizons différents sont arrivés à la conclusion qu’il fallait associer chercheurs et société civile pour débattre de ces questions.

Quid des dérives dans l’utilisatio­n des données médicales?

P. F.: On parle beaucoup de l’utilisatio­n abusive de nos données médicales personnell­es. A mon avis, ce risque est un peu surévalué. Deux domaines pourraient cependant être touchés en priorité: l’emploi et les assurances. Mais avec des mesures techniques et un cadre légal solide, on devrait pouvoir gérer ce risque. Quelques-uns des projets retenus traitent d’ailleurs directemen­t ou indirectem­ent de cette problémati­que.

Quelles sont les possibilit­és mais aussi les limites de cette médecine prédictive dans la prévention?

P. F.: Ce n’est pas simple, effectivem­ent. Vous avez d’un côté les maladies monogéniqu­es qui sont déterminée­s par un seul gène, comme leur nom l’indique. On les connaît relativeme­nt bien. Mais pour la plupart des maladies, c’est plus compliqué. Vous vous trouvez le plus souvent face à des facteurs multiples. L’hypertensi­on, par exemple, est déterminée par plusieurs gènes qui interagiss­ent. Sans oublier l’environnem­ent, qui joue aussi un rôle. Comme d’ailleurs l’hygiène de vie. On se dirige certes vers une médecine individual­isée, mais pas à pas. Vous lancez aussi cette semaine la plateforme www.santeperso.ch. Avec quel objectif?

P. B.: Pour une majorité de la population, le concept de santé personnali­sée reste très flou. Pour d’autres, il n’est tout simplement pas encore un sujet de préoccupat­ion. Et pourtant, sous ce vocable, on touche à des développem­ents qui vont marquer notre société. C’est pour faire comprendre ce changement de paradigme et ses enjeux sociétaux – et pour en débattre – que nous lançons cette plateforme, en collaborat­ion avec Médecine & Hygiène.

Les développem­ents de la santé personnali­sée permettron­t-ils une baisse des coûts de la santé comme l’affirme par exemple Xavier Comtesse dans son livre «Santé 4.0. Le tsunami du numérique»? Ou va-t-on au contraire assister à une explosion des coûts?

P. F.: Difficile à dire. L’histoire de la médecine nous montre qu’en général les coûts augmentent de manière constante. Toutefois, il peut y avoir parfois une découverte qui change la donne. Prenez l’hépatite C, qui affectait les malades pendant vingt-cinq ans avant qu’elle ne dégénère en cirrhose puis en cancer du foie avec tous les coûts induits. On a maintenant un médicament qui coûte environ 100 000 francs, que vous prenez sur trois mois et qui vous guérit définitive­ment. C’est très cher, mais cela évite souffrance­s et coûts ultérieurs. Autre exemple: en radiologie, le programme d’intelligen­ce artificiel­le Watson d’IBM modifie le rôle du médecin. Là encore, baisse potentiell­e des coûts. Par contraste, l’individual­isation des thérapies, avec le développem­ent de médicament­s sur mesure, risque d’entraîner une hausse mais pourrait aussi éviter beaucoup de traitement­s inutiles.

P. B.: La santé personnali­sée se développe dans un système de santé déjà soumis à des pressions majeures: évolution démographi­que, numérisati­on, ou encore limites du système de financemen­t. Dans un tel contexte, nous avons besoin, plus que jamais, d’un véritable dialogue qui permette d’accompagne­r les changement­s à venir. ▅

«C’est la masse des données qui permettra de détecter les facteurs à l’origine des maladies»

PATRICK FRANCIOLI, PROFESSEUR DE MÉDECINE

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(LÉA CHASSAGNE) L’initiative SantéPerSo «vise à nourrir et stimuler le débat autour des enjeux de la santé de demain», selon sa déclaratio­n d’intention.

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