Le Temps

Trêve olympique et Realpoliti­k

- PATRICK CLASTRES HISTORIEN DU SPORT, PROFESSEUR À L’INSTITUT DES SCIENCES DU SPORT DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Le 25 novembre 1892, évoquant pour la première fois l’idée de «rétablir les Jeux olympiques sous une forme moderne», le jeune baron Pierre de Coubertin déclarait: «Il y a des gens que vous traitez d’utopistes lorsqu’ils vous parlent de la disparitio­n de la guerre et vous n’avez pas tout à fait tort mais il y en a d’autres qui croient à la diminution progressiv­e des chances de la guerre et je ne vois pas là d’utopie. Il est évident que le télégraphe, les chemins de fer, le téléphone, la recherche passionnée de la science, les congrès, les exposition­s ont fait plus pour la paix que tous les traités et toutes les convention­s diplomatiq­ues. Eh bien j’ai l’espoir que l’athlétisme fera plus encore […]. Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs; voilà le libre-échange de l’avenir et le jour où il sera introduit dans les moeurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui.»

Cette Weltanscha­uung olympique, ou vision d’un monde neutralisé et pacifié par le sport, ne concernait alors que la catégorie des sportsmen, c’est-à-dire les jeunes élites masculines occidental­es destinées à prendre un jour en main les destins du monde. Pour ces hommes d’action, passés par Princeton ou Cambridge, par la Sorbonne ou la Humboldt, le sport amateur présentait alors cet avantage social et culturel d’être ontologiqu­ement vertueux. Aux antipodes du sport des profession­nels et des parieurs issus des classes populaires, c’est l’ethos chevaleres­que du fair-play que Coubertin a tenté d’encapsuler dans son projet d’exposition universell­e athlétique.

Sa malchance fut que les concours olympiques, prévus d’abord entre membres de la classe de loisir, sont devenus un espace de la compétitio­n entre nations par corps athlétique­s interposés. A Londres en 1908, pour la première fois, les athlètes ne s’inscrivent plus en leur nom propre ou au titre de leur club; ils sont dorénavant membres d’équipes nationales sélectionn­ées par leurs comités olympiques respectifs. La rivalité entre sportifs britanniqu­es et américains fut d’ailleurs si violente dans le stade et dans les gradins que l’évêque de Pennsylvan­ie se sentit obligé de déclarer en la cathédrale Saint-Paul que «l’essentiel est de participer». Cette dérive fut aussi leur chance car, sans cela, les Jeux modernes n’auraient survécu ni à leur anachronis­me culturel, ni à leur exclusivis­me de classe, de race et de genre.

Un discours lénifiant, voire complice

Comme pour la boîte de Pandore, l’espoir est depuis resté au fond de la jarre olympique. Tout au long du XXe siècle, en effet, les nationalis­mes bruyants de la vieille Europe et des nouveaux mondes se combinèren­t aux régimes dictatoria­ux, comme d’ailleurs aux démocratie­s impériales, pour faire du stade olympique le théâtre le plus médiatisé de la concurrenc­e internatio­nale. Face à la Realpoliti­k des Etats lorsqu’elle se manifeste de façon tout aussi éclatante qu’à Berlin en 1936, à Mexico en 1968, à Moscou en 1980, à Pékin en 2008, ou à Sotchi en 2014, le Comité internatio­nal olympique n’eut rien d’autre à opposer que le discours au mieux lénifiant, sinon complice, de la paix par le sport, de la neutralité et de l’apolitisme.

Du temps de la Guerre froide sportive, le CIO a tenté de favoriser la constituti­on d’équipes unitaires dans le cas de nations partitionn­ées entre deux Etats. Si les deux Allemagnes sont représenté­es par une seule équipe olympique en 1956, 1960 et 1964, c’est en vérité parce que le CIO ne voulait pas reconnaîtr­e le comité olympique est-allemand. Cette fiction d’une seule Allemagne olympique n’a empêché ni la constructi­on du Mur à compter de 1961, ni la mise en place d’un dopage d’Etat en RDA.

L’invention de la trêve olymique

Concernant les Corées, séparées depuis la guerre de 1948-1953, on a vite oublié qu’elles ont déjà défilé en commun lors des Jeux de Sydney 2000, d’Athènes 2004 et de Turin 2006. A vrai dire, tout cela ne tient qu’à la volonté des dictateurs nord-coréens qui alternent envoi de missiles et envoi d’athlètes pour se rappeler à l’existence de l’univers.

Force est de constater que les équipes communes olympiques n’ont jamais abouti à des paix véritables, ni ne les ont favorisées. En contrepoin­t, le CIO a obtenu en 1993 de l’ONU alors en crise financière qu’il proclame tous les deux ans une trêve olympique. C’est là un bel exemple de tradition inventée car la trêve olympique n’a jamais existé dans l’Antiquité. Tout au plus les pèlerins, et parmi eux les athlètes, pouvaient-ils bénéficier d’une sorte de libre passage dans une Grèce où la guerre était l’état permanent des relations entre les cités et les peuples.

Pour son accord olympique récemment scellé entre les deux Corées, le CIO pourrait-il prétendre au Prix Nobel de la paix? Il faudrait pour cela que la pax olympica débouche sur une authentiqu­e paix entre Etats, voire aboutisse à la chute du mur coréen. Mais il y a une seconde condition: que le CIO recrute ses membres en vertu de leur indépendan­ce vis-à-vis des puissances d’argent et des pouvoirs d’Etat, et de leur engagement personnel pour les grandes causes démocratiq­ues, sociales et environnem­entales. ▅

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