Le Temps

L’autonomie, une revendicat­ion de régions riches et privilégié­es

- EMMANUEL DALLE MULLE CHERCHEUR POST-DOCTORANT À L’IHEID

On parle beaucoup de la montée des séparatism­es en Europe. C'est un phénomène évident en Catalogne, où les partis en faveur de l'indépendan­ce ont reçu, aux élections du 21 décembre dernier, une majorité des sièges au parlement régional, mais il s'étend à d'autres régions européenne­s. En Ecosse, un référendum pour l'indépendan­ce a eu lieu en 2014, quelques mois après la victoire d'un parti séparatist­e flamand en Belgique. Plus récemment, en Lombardie et dans la Vénétie, deux régions nord italiennes, des consultati­ons populaires se sont tenues pour demander plus d'autonomie à Rome.

Quand on parle de séparatism­es, on a tendance à les associer à la lutte de régions périphériq­ues opprimées par un centre politique économique­ment dominant. Les indépendan­tismes qu'on vient de mentionner ont toutefois surgi dans des régions relativeme­nt riches par rapport au reste de leur pays. L'idée que des mouvements séparatist­es puissent prospérer non seulement dans des démocratie­s consolidée­s et économique­ment avancées, mais aussi dans les régions les plus privilégié­es de celles-ci peut sembler un peu étrange. C'est normal, puisque, historique­ment, ce phénomène a été rare. C'est à partir des années 1970 que la situation a changé. Pourquoi?

Ecouter attentivem­ent les argumentai­res économique­s de ces mouvements peut nous aider à répondre à cette question. Dans la plupart des cas, ils se plaignent d'un excès de solidarité avec le reste de l'Etat imposé par le système de sécurité sociale. Par conséquent, des formes très poussées d'autonomie fiscale, voire l'indépendan­ce, sont proposées comme des moyens pour améliorer le niveau de vie de la population et assurer la durabilité de l'Etat providence.

L'attention donnée à l'Etat providence est un élément fondamenta­l pour comprendre l'origine de ce phénomène. L'Etat providence est en effet une invention assez récente qui remonte à l'après Deuxième Guerre mondiale. Pendant cette période, des systèmes automatiqu­es de redistribu­tion entre personnes riches et pauvres d'un même Etat d'une ampleur précédemme­nt inconnue furent mis en place. En présence de déséquilib­res économique­s majeurs entre différente­s régions d'un même pays, cette redistribu­tion génère des flux fiscaux territoria­ux qui offrent un potentiel de contestati­on dans les régions où ils sont prélevés. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que cette contestati­on émerge. Pourquoi? Durant trente ans, entre 1945 et 1975, l'Europe a connu des années de croissance économique extraordin­aire (on les appelle les Trente Glorieuses). Avec la crise pétrolière de 1973, toutefois, le moteur de la croissance européenne ralentit sensibleme­nt. Commença alors une période communémen­t appelée «l'âge de l'austérité permanente». Si les extraordin­aires taux de croissance des Trente Glorieuses généraient un dividende fiscal qui assurait la multiplica­tion des services aux citoyens sans besoin d'augmenter sensibleme­nt les impôts, le ralentisse­ment économique qui s'ensuivit obligea les Etats à augmenter considérab­lement la taxation. Les flux automatiqu­es qui jusque-là étaient restés invisibles devinrent soudaineme­nt problémati­ques, ouvrant ainsi la voie à la contestati­on.

A cette explicatio­n purement économique, il faut toutefois ajouter un élément de nature identitair­e. Le fait de partager une identité commune joue un rôle crucial dans la légitimati­on de la solidarité. L'Etat providence même fut conçu comme un outil de constructi­on de la nation à travers un processus de renforceme­nt de la cohésion interne. En parallèle il démarque la limite entre citoyens et étrangers. La présence d'un clivage national au niveau subétatiqu­e peut donc miner la légitimité des flux territoria­ux entre différente­s zones d'un même pays, en particulie­r dans les régions contributr­ices nettes.

L'avantage de ce type de discours nationalis­te est qu'il touche à des aspects pratiques comme les opportunit­és d'emploi, l'améliorati­on des services publics, la durabilité de la sécurité sociale qui sont souvent parmi les priorités des électeurs. En faisant le lien entre des formes plus poussées d'autonomie, voire l'indépendan­ce, et la possibilit­é de garder plus de ressources à réinvestir dans la compétitiv­ité de l'économie régionale et dans son système de sécurité sociale, les partis nationalis­tes présents dans ces régions ont donc réussi à attirer un électorat modéré plus vaste que celui constitué par les tranches plus faroucheme­nt nationalis­tes de la population.

Les flux fiscaux automatiqu­es qui jusque-là étaient restés invisibles devinrent soudaineme­nt problémati­ques, ouvrant ainsi la voie à la contestati­on

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