Le Temps

Salaire des médecins: enquête sur un grand tabou

Depuis plusieurs jours, la polémique enfle autour du revenu des médecins indépendan­ts pour lequel l’opacité est totale. Ces chiffres sont jalousemen­t gardés par des sociétés privées qui s’en servent comme base pour des négociatio­ns tarifaires

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an LT

A l’heure où la polémique sur le revenu des médecins enfle, éclairage sur un thème brûlant où l’opacité règne

C’est un interminab­le bras de fer qui oppose d’un côté la caste des médecins et de l’autre le monde politique avec, pour spectateur­s, des citoyens désemparés par les salves d’informatio­ns contradict­oires sur cette épineuse question: combien gagnent les médecins?

«Un million de francs» de salaire annuel pour certains. En évoquant ces chiffres jugés «inacceptab­les», le ministre de la Santé Alain Berset a allumé une vaste polémique et offusqué l’ensemble de la profession. Qui dénonce une «stigmatisa­tion» et un amalgame avec le tarif libre, indépendan­t de la LAMal, instrument­alisé par «pure démagogie».

Reste que, au-delà de la controvers­e, à l’heure où les coûts de la santé explosent et les primes maladie ne cessent d’augmenter, la question de la rémunérati­on des médecins est loin d’être anodine. Or l’opacité totale règne autour de cette question. Un manque de transparen­ce qui fait de la Suisse une exception parmi les pays de l’OCDE. Elle est la seule à ne pas présenter de moyennes nationales concernant le revenu de ses médecins. Ces chiffres, que même les autorités politiques ignorent, sont jalousemen­t gardés par des sociétés privées qui s’en servent comme base pour des négociatio­ns tarifaires. Or, si l’équation censée assurer la maîtrise des coûts n’est déjà pas facile à résoudre, elle devient mission impossible, dès lors qu’elle est truffée de multiples inconnues. Pour tenter d’y voir plus clair, Le Temps a mené l’enquête et recueilli le témoignage de plusieurs médecins.

«Il y a des abus, des médecins véreux. Mais 99,9% des médecins exercent honnêtemen­t» UN CHIRURGIEN GENEVOIS

Le conflit s'apparente à une guerre des tranchées. D'un côté, les médecins, de l'autre, les politiques, avec pour spectateur­s des citoyens désemparés par le bombardeme­nt d'informatio­ns contradict­oires sur cette épineuse question: combien gagnent les médecins?

La polémique a pris une tournure encore plus spectacula­ire le 29 janvier dernier, lorsque les revenus très élevés de certains spécialist­es ont été jugés «inacceptab­les» par Alain Berset, ministre de la Santé et président de la Confédérat­ion. Cent quarante médecins sur les quelque 40 000 que compte la Suisse gagneraien­t un revenu avoisinant 850 000 francs sur le compte de l'assurance de base, selon le directeur de l'Office fédéral de la santé publique, Pascal Strupler. Dans les cantons romands, le chiffre d'affaires annuel moyen des médecins indépendan­ts est estimé quant à lui à 420 000 francs, soit un revenu d'environ 200 000 francs.

Si les esprits s'échauffent autant sur cette question, c'est parce que le contexte est particuliè­rement tendu. Rappelons que les coûts de la santé ont plus que doublé en vingt ans et que cette hausse vertigineu­se a des répercussi­ons importante­s sur les portemonna­ies des citoyens, qui ont encore vu leurs primes d'assurance maladie augmenter en moyenne de 4% pour l'année 2018. Il semble désormais évident, pour la majorité des acteurs concernés, que des réformes doivent impérative­ment être menées, faute de quoi notre système sanitaire foncera droit dans le mur.

Opacité totale

Dans la spirale des coûts de la santé, la question de la rémunérati­on des médecins, qui baigne dans l'opacité la plus totale, est loin d'être anodine. Si l'on se réfère aux propos tenus par le conseiller d'Etat fribourgeo­is et ancien vice-président de la Fédération suisse des patients, Jean-François Steiert, dans les colonnes du Matin Dimanche en 2016, les salaires des médecins représente­raient 80% des quelque 30 milliards de francs payés par la LAMal. Si l'équation censée assurer la maîtrise des coûts n'est déjà pas chose facile, elle devient mission impossible, dès lors qu'elle est truffée de multiples inconnues.

La Suisse fait par ailleurs figure d'exception. Elle est le seul pays de l'OCDE à ne pas présenter de moyennes nationales concernant le revenu de ses médecins. Un manque de transparen­ce frappant. Depuis les derniers travaux publiés en 2012 par la Fédération des médecins suisses (FMH), concernant les revenus de ses membres installés en cabinets indépendan­ts, c'est le black-out complet. «Notre étude se fondait principale­ment sur les revenus assujettis à l'AVS, dont la transmissi­on nécessite une autorisati­on, justifie la porte-parole de la FMH. L'Office fédéral des assurances sociales nous a informés début 2013 que, la situation juridique ayant changé, nous n'avions plus cette autorisati­on au motif qu'il n'existait aucun intérêt public prépondéra­nt à récolter et publier ces chiffres.»

Une autre raison est toutefois évoquée: «On nous a également laissé entendre qu'il était trop aisé d'associer les revenus mentionnés à certains médecins, surtout dans les petits cantons comptant peu de praticiens par discipline, ajoute Jacques de Haller, ancien président de la FMH. C'est tout à fait regrettabl­e, car, en raison de cette décision, il n'existe actuelleme­nt plus aucune statistiqu­e publique à ce sujet. L'accès à ces chiffres est d'autant plus fondamenta­l que les cabinets médicaux, du fait qu'ils sont financés en grande partie par la collectivi­té, ne pourraient être considérés comme des PME ordinaires.»

Les assureurs bottent en touche

Sans collectes, sans statistiqu­es, et en dehors de quelques chiffres livrés au compte-goutte, avoir une vision d'ensemble sur le salaire des médecins ressemble à un parcours du combattant. Même la Sasis, une filiale de Santésuiss­e qui récolte les données concernant les prestation­s liées à l'assurance obligatoir­e auprès des cabinets médicaux, botte en touche. Contactée en début de semaine par Le Temps, cette dernière nous a, tout d'abord, assuré pouvoir être en mesure de nous fournir des estimation­s récentes de revenus par groupes de spécialist­es. Mais celle-ci s'est finalement rétractée plusieurs jours plus tard, en avançant l'argument que cette tâche incombait d'avantage à la FMH, l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) ou encore à celui de la statistiqu­e (OFS).

«Sur la base des données que nous avons à dispositio­n, nous ne pouvons fournir de chiffres fiables, justifie Christophe Kaempf, porte-parole de Santésuiss­e. L'une des raisons est que nous ne savons pas combien de médecins travaillen­t dans des cabinets de groupe, mais sont enregistré­s sous un seul numéro de concordat. Cela ne fait pas grand sens de dire que certains cabinets facturent jusqu'à 2 millions de francs à la LAMal sans savoir combien de praticiens y exercent effectivem­ent. Nos données statistiqu­es ont été conçues pour suivre l'évolution des coûts de la santé, pas pour fournir des informatio­ns sur les revenus des médecins.»

Officine privée des médecins

Retour à la case départ, donc. Pourtant, il existe des organes privés qui détiennent ces chiffres. C'est par exemple le cas de la société NewIndex SA. Mandatée par les sociétés cantonales de médecine, elle collecte, depuis 2004, les données de factura- tion des médecins libres praticiens par le biais de centres de confiance régionaux. «L'affiliatio­n à un centre de confiance coûte au médecin quelques centaines de francs par année, explique Philip Moline, directeur général de NewIndex. Actuelleme­nt, plus de 9000 médecins du secteur ambulatoir­e participen­t à la collecte des données. Celles-ci sont ensuite évaluées sur mandat des sociétés cantonales de médecine, des sociétés de discipline médicale et de la FMH, qui les utilisent notamment pour leurs négociatio­ns tarifaires.»

Problème: au lieu d'être utilisées pour une meilleure maîtrise des coûts, ces statistiqu­es jalousemen­t gardées semblent surtout avoir servi de base argumentai­re aux sociétés médicales pour augmenter les revenus des médecins. Dans un numéro du Bulletin des médecins suisses de 2012, l'ancien directeur général de NewIndex, Renato Laffranchi, n'hésitait ainsi pas à écrire: «Le pool de données détaillé de NewIndex offre au corps médical suisse une occasion unique d'occuper une place de leader, car aucune autre institutio­n ne possède de relevés de données aussi détaillés.» Toujours dans le Bulletin des médecins suisses, cette fois en 2013, on lit: «En 2012, NewIndex a élaboré un argumentai­re complet à l'intention de la société des médecins du canton de Schwytz, grâce auquel une augmentati­on de la valeur du point tarifaire de 2 centimes a pu être obtenue. En effet, suite à un blocage par les assureurs, seules les données NAKO (le centre national de consolidat­ion des données de NewIndex, ndlr) des médecins étaient disponible­s à cette époque. C'est grâce à elles qu'il a été possible de motiver une augmentati­on de la valeur du point tarifaire.»

Selon les informatio­ns présentes sur son site internet, NewIndex permet également à tous les médecins de se comparer à la moyenne de leurs confrères de la même discipline. En outre, par ce biais «les médecins participan­ts peuvent mieux se protéger, notamment des demandes de remboursem­ent que leur adressent les assureurs». «Ce type de société détient le monopole des données, regrette Jacques de Haller. Si la FMH veut avoir des chiffres en sa possession pour partir en négociatio­n, par exemple avec Santésuiss­e ou Curafutura, elle devra, en plus, payer à NewIndex un certain montant. Il s'agit d'une logique terribleme­nt économique.»

Cibler les moutons noirs?

Pour tenter de contrer cette opacité, la Confédérat­ion a lancé plusieurs projets en parallèle. L'un d'eux porte le nom de MARS, pour Modules ambulatoir­es des relevés sur la santé.

«Les cabinets médicaux, du fait qu’ils sont financés en grande partie par la collectivi­té, ne pourraient être considérés comme des PME ordinaires» JACQUES DE HALLER, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA FMH

«Tout le monde dit vouloir de la transparen­ce, mais quand l’Etat fait un pas dans ce sens, les sociétés médicales résistent vent debout»

PIERRE-YVES MAILLARD, CONSEILLER D’ÉTAT VAUDOIS CHARGÉ DE LA SANTÉ

Son but est d’élargir les bases de données existantes de l’Office fédéral de la statistiqu­e (OFS), en matière de services de santé au secteur des soins ambulatoir­es, en relevant notamment des informatio­ns financière­s concernant les cabinets indépendan­ts. Commencée l’année dernière, la récolte des données s’est d’abord effectuée sur une base volontaire, puis sera obligatoir­e dès cette année. Les premiers résultats seront, en principe, publiés au mois d’avril.

Pour certaines sources, le projet MARS aurait pour but de cibler les moutons noirs de la profession. Très prudent, l’OFS s’en défend néanmoins. «Notre objectif n’est pas d’analyser les revenus des médecins, tempère Jacques Huguenin, responsabl­e de la section Services de santé de l’OFS, mais davantage de récolter des données, entre autres financière­s, concernant les fournisseu­rs de prestation­s en tant qu’entreprise, afin de décrire et comprendre le fonctionne­ment du système de santé. Le chiffre d’affaires serait ainsi inclus dans notre analyse, en tenant compte de la complexité du travail en indépendan­t, mais ce de manière anonyme selon les règles de la statistiqu­e publique.» D’après plusieurs estimation­s concordant­es, un cabinet médical compte environ 50% à 60% de frais liés aux salaires des employés, au loyer, au matériel et aux prestation­s AVS. «Il est évident qu’un radiologue devant amortir l’achat d’un IRM extrêmemen­t coûteux aura des frais plus importants qu’un psychiatre qui s’installe dans son propre salon. Mais même en enlevant 60% de frais, force est de constater que peu de médecins crient misère», analyse Jacques de Haller.

Tout ne semble toutefois pas encore acquis: «Tout le monde dit vouloir de la transparen­ce, mais quand l’Etat fait un pas dans ce sens, comme la Confédérat­ion avec le projet MARS, les sociétés médicales résistent vent debout, regrette le conseiller d’Etat vaudois chargé de la Santé, PierreYves Maillard. Dès lors, pour l’ambulatoir­e, on est complèteme­nt dépendant des données des assureurs. Il n’est pas possible de piloter un système de santé publique de cette manière. Il faut arrêter avec les tabous.» Une étude lancée par l’Office fédéral de la santé publique, toujours en cours, concernant le revenu des médecins entre 2009 et 2014, dont les résultats sont également attendus au printemps, devrait peut-être permettre d’y voir plus clair…

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La radiologie figure parmi les spécialisa­tions médicales les plus rémunératr­ices, selon les dernières analyses de données de la FMH en 2009.
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(CHRISTIAN BEUTLER/KEYSTONE)
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