La directrice de La Poste dans la tourmente
Depuis 2013, la direction et le conseil d’administration savaient que CarPostal faisait des transferts comptables internes pour résoudre un conflit d’intérêts. La directrice générale Susanne Ruoff dit n’en avoir appris le caractère illicite qu’en novembre 2017. Les milieux politiques exigent des explications. Et des voix s’élèvent pour réclamer sa démission.
Depuis 2013, la direction et le conseil d’administration savaient que CarPostal faisait des transferts comptables internes pour résoudre un conflit d’intérêts. La directrice générale dit n’en avoir appris le caractère illicite qu’en novembre 2017
De plus en plus sous pression, Susanne Ruoff se défend. Après les révélations du Blick, qui a publié deux extraits de procès-verbaux indiquant que la direction et le conseil d'administration de La Poste avaient été informés de l'existence d'opérations comptables internes chez CarPostal dès 2013, elle ne conteste pas les faits mais affirme que le caractère illégal de ces opérations ne lui est apparu qu'en novembre 2017. Les milieux politiques exigent des explications. Les plus virulents – l'UDC Ulrich Giezendanner, le socialiste Roger Nordmann – souhaitent son départ.
Il se confirme que c'est, comme l'écrivait Le Temps jeudi, pour résoudre un conflit d'intérêts entre l'obligation de réaliser des gains pour l'ensemble du groupe et l'interdiction de dégager des bénéfices d'une activité subventionnée par les collectivités publiques que CarPostal a opéré des transferts comptables litigieux. Le premier document publié par le Blick indique que, le 21 août 2013, les réviseurs internes ont informé le président du conseil d'administration de l'époque, Peter Hasler, trois autres administrateurs, Susanne Ruoff et le chef des finances du groupe, qui a quitté l'entreprise depuis lors.
Les réviseurs relèvent que «des transferts de coûts ont été effectués au détriment du transport public subventionné». Ce sont ces opérations comptables qui ont permis à CarPostal de maintenir le niveau des indemnités versées par les cantons et la Confédération. Les bénéfices réalisés ont été enregistrés dans une autre rubrique. Les réviseurs avancent des chiffres, conformes à ceux publiés par l'Office fédéral des transports (OFT): 11 millions ont ainsi été réaffectés en 2011 et 19 millions en 2012. Le document dit encore: «La direction de CarPostal en avait conscience, mais ne voyait aucune autre possibilité en raison des objectifs de gain définis pour CarPostal.» Cela confirme que ces escamotages ont été entrepris pour permettre à CarPostal de contribuer au bénéfice global du groupe, déterminant pour le versement d'un dividende à la Confédération. La note conclut encore que «le conseil d'administration ne voit pas de nécessité d'intervenir».
Le second document date du 28 décembre 2017 et a trait à l'enquête ouverte par l'OFT. On y lit: «Les objectifs fixés par le Conseil fédéral exigent entre autres de La Poste la consolidation voire l'augmentation de la valeur de l'entreprise. Sur cette base, La Poste fixe des objectifs de gain pour chaque secteur d'activité. De tels objectifs ont également été fixés à CarPostal, dont 85% du chiffre d'affaires provient du transport régional de voyageurs [...] En revanche, l'OFT, à la fois commanditaire et régulateur, considère que, en principe, aucun bénéfice ne peut être réalisé dans le domaine du transport régional de voyageurs. Le directeur de CarPostal a thématisé ce conflit d'intérêts depuis des années.»
Que répond La Poste? Dans une prise de position écrite, Susanne Ruoff communique ceci: «Je n'ai pris connaissance des reproches de l'OFT qu'en novembre 2017. Et ce sont les clarifications internes effectuées avec le soutien d'experts externes qui ont ensuite mis au jour le fait que, en violation du droit, des transferts comptables illégaux avaient été effectués chez CarPostal dans le domaine du transport de voyageurs subventionné.» La Poste souligne encore que les documents confidentiels révélés par le Blick ne disent pas que CarPostal avait opéré des «transferts illégaux ou fictifs» pendant de nombreuses années. Au contraire, ces documents relèvent que les dirigeants du groupe ne voyaient pas de nécessité d'intervenir. La Poste rappelle enfin que Susanne Ruoff a promis de faire toute la lumière sur cette affaire, «en toute transparence». Quant au nouveau président du conseil d'administration, Urs Schwaller, il prend les choses en main: il fait savoir que les experts externes impliqués dans les clarifications en cours lui rendraient directement compte de leur travail. Doris Leuthard a elle aussi fait connaître sa «déception» à l'égard des événements survenus chez CarPostal. Elle insiste sur le «comportement exemplaire» attendu d'une entreprise qui travaille avec les deniers publics.
Jeudi, le directeur de l'OFT, Peter Füglistaler, a donné des détails supplémentaires. Après que la Conférence des directeurs cantonaux des transports publics et un groupe de quatre cantons – JU, BE, NE, VD – ont tiré la sonnette d'alarme en 2011 et 2012, son office a rappelé à la direction de La Poste, lors d'une rencontre, qu'il était interdit de faire du bénéfice dans le trafic régional. A l'époque, rien ne permettait de déceler l'existence de transferts internes illicites. «Ce fut une tromperie très active. Et l'on peut dire que ces transferts sont très vraisemblablement illégaux», déclare-t-il. Le président du gouvernement jurassien, David Eray, se dit «pas surpris» par les documents divulgués jeudi. «Cela confirme que la holding La Poste est une nébuleuse», se désole-t-il.
«Ce fut une tromperie très active. Ces transferts sont très vraisemblablement illégaux»
PETER FÜGLISTALER, DIRECTEUR DE L’OFFICE FÉDÉRAL DES TRANSPORTS