Le Temps

Le mystère Beppe Grillo

- LUIS LEMA @luislema

Le fondateur du Mouvement 5 étoiles vient d’annoncer qu’il renonçait à la politique. En showman à Genève, il ne semblait pas le confirmer…

Beppe Grillo: «Je déteste être un leader, je l’ai toujours détesté.»

C'était soir de cérémonie, à Genève. Une dame élégante explique devant les caméras de la télévision italienne qu'elle ne vient pas tant pour la politique que pour «le personnage». Les places se paient cher, mais elles sont toutes prises; ce n'est pas tous les jours que le griot officie par ici. Beppe Grillo avait beaucoup de choses à dire mercredi: sur le monde, et surtout sur luimême.

Beppe Grillo? Il était, jusqu'à l'autre jour, l'«ex-comique» devenu l'un des hommes politiques les plus en vogue et les plus turbulents d'Italie après avoir fondé le Mouvement 5 étoiles (M5S) à la fin des années 2000. Il faudrait désormais ajouter un autre «ex» à son profil. Fin janvier, à la surprise générale, le trublion annonçait qu'il voulait «reprendre sa liberté» et renonçait à la politique. Une surprise d'autant plus grande que, à l'approche des élections italiennes qui auront lieu le 4 mars, le M5S caracole en tête dans les intentions de vote avec un score qui avoisine les 30%.

Ni une ni deux, sur son blog – qui est l'un des plus consultés d'Italie et qui a grandement contribué à sa popularité politique – Beppe Grillo a effacé aussi sec toute référence au Mouvement 5 étoiles, comme s'il n'avait jamais existé. L'Italie presque entière se perd en conjecture­s, d'où la présence des caméras à Genève, chargées de résoudre le mystère.

Pas un traître mot

Apparemmen­t, le public ne croyait pas un traître mot de ce nouveau virage. Et il n'a pas été vraiment démenti par le héros. Sur scène, Beppe Grillo a laissé planer le doute, faisant mine de ne pas vouloir évoquer la question (toute cette politique lui a donné «des dérèglemen­ts gastriques» et de l'insomnie…) mais ne cessant en réalité de multiplier les allusions à la réalité politique italienne, et achevant même son spectacle par un «nous sommes à 32, à 36, à 40% [d'intentions de vote]». C'est vrai, auparavant Beppe Grillo avait eu cette tirade, comme pour mieux faire perdre le fil: «Je déteste être un leader, je l'ai toujours détesté. Je plaisantai­s [à la tête du M5S]! Mais vous m'avez pris au sérieux.»

S'agit-il d'un simple pas de côté, comme le font les boxeurs pour mieux esquiver un coup et cogner ensuite? Le M5S est aujourd'hui dirigé par le jeune Luigi Di Maio, qui s'emploie à lui imprimer une certaine respectabi­lité et devra sans doute, si le score du Mouvement se confirme, chercher des alliés au sein de la classe politique traditionn­elle, cette «caste» dénoncée en bloc par Beppe Grillo depuis des années. Il sera toujours temps de revenir occuper, plus tard, le centre du ring, doit se dire le boxeur.

A plusieurs reprises, le tribun a avoué sur scène ses 70 ans. Manière sans doute de montrer qu'il ne les faisait pas, tant il dégage d'énergie et d'appétit, mais

Toute cette politique lui a donné

«des dérèglemen­ts gastriques» et de l’insomnie…

aussi de prouver qu'il n'avait rien d'un homme dépassé par son époque. Rendre les armes devant les progrès technologi­ques, se sentir perdu par le monde qui va trop vite? «C'est un prétexte pour ne rien faire. Si on ne s'efforce pas de comprendre, on est amené à devenir victime», sermonnait-il l'assemblée.

De fait, s'il est – au moins temporaire­ment – devenu «ex-homme politique», c'est presque comme si Beppe Grillo voulait démontrer qu'il est aussi resté un «ex-comique». Dans son spectacle, il fait l'éloge tout à fait sérieux du philosophe Emmanuel Kant, reprend les thèses de l'historien Yuval Harari, dont il recommande la lecture du livre Sapiens, s'attarde sur un autre philosophe, Ludwig Wittgenste­in, et détaille les rencontres de ce dernier sur les bancs d'école avec un certain Adolf Hitler. Surtout, présentati­on PowerPoint et présence de spécialist­es à l'appui, son show se transforme en une sorte de cours ex cathedra sur l'autonomie énergétiqu­e, le bitcoin ou la technologi­e de la blockchain. Des innovation­s qui sont autant de promesses de «se passer d'intermédia­ires» et qui semblent répondre davantage à une vision politique qu'à un spectacle d'humour.

Du côté de l’autocélébr­ation

Dans ce combat, la Suisse pourrait être un allié, dont Beppe Grillo a salué les écoles polytechni­ques ou la qualité du service public en une claire allusion à l'initiative «No Billag». La France d'Emmanuel Macron, elle aussi, pourrait être de la partie, avec son projet de Li-Fi, dit de l'Internet par la lumière. C'est clair, l'Italie qu'entend défendre Beppe Grillo doit faire partie de ce monde-là. «D'ailleurs, si nous gagnons les prochaines élections…» plaisantai­t-il à moitié.

Personnali­té de notre temps, sans aucun doute, mais c'est plutôt au populisme de Donald Trump que l'on songe lorsque, n'en finissant plus de se terminer, le discours du griot l'amène irrésistib­lement du côté de l'autocélébr­ation. Rien n'est épargné de la liste de ses «grands amis» célèbres, des personnes «merveilleu­ses» qu'il rencontre, de l'amour qu'il suscite, de la manière dont il a rendu fou de jalousie Mike Jagger en embrassant sa femme sur un tournage. «Quand t'es indifféren­t, t'es mort», disait à un moment le harangueur. Indifféren­t, non, mais un peu épuisant.

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(ANTONIO MASIELLO/GETTY IMAGES)

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