Le Temps

La préférence indigène vire au casse-tête

Dès le 1er juillet, environ 70 000 postes de travail vacants devront être annoncés auprès des services publics de l’emploi. Encore faut-il que les employeurs sachent s’ils sont concernés. La mise en oeuvre bute sur une liste de profession­s obsolète et des

- LISE BAILAT, BERNE @LiseBailat

C'est l'exemple type du casse-tête auquel les employeurs en Suisse seront confrontés avec la préférence indigène. A Puidoux (VD), une entreprise active dans les réseaux électrique­s recherche un social media and community manager. Devraitell­e, dès le 1er juillet, annoncer ce poste auprès des offices régionaux de placement (ORP) comme le prévoit le nouveau dispositif légal? Heureux qui tient la réponse à cette question. «La plupart des entreprise­s ne sont pas expertes ès «préférence nationale» et se demandent si elles seront concernées, explique Marco Taddei, responsabl­e pour la Suisse romande de l'Union patronale suisse. Le problème est que la nomenclatu­re des profession­s reprises dans la nouvelle loi date de début 2000. Elle ne correspond pas à la réalité de 2018.»

Nomenclatu­re datant de 2000

C'est pourtant l'un des enjeux principaux de la préférence indigène à la sauce helvétique qui concrétise l'initiative UDC «Contre l'immigratio­n de masse». Elle doit cibler précisémen­t les profession­s pour lesquelles embaucher à l'étranger ne se justifie pas. Dès le 1er juillet, les employeurs devront annoncer leurs postes vacants aux offices régionaux de placement donnant une longueur d'avance aux chômeurs inscrits. Mais cette obligation ne concerne que les catégories de profession­s dans lesquelles le taux de chômage atteint ou dépasse 8%.

Pour savoir quelles catégories sont concernées, il fallait donc déterminer un outil de référence. La Confédérat­ion a repris la nomenclatu­re suisse des profession­s, qui répertorie 383 genres de métiers. Mais il y a un problème: cet outil a été élaboré en l'an 2000. Or en dix-huit ans, le monde du travail a évolué. C'est particuliè­rement vrai dans le domaine numérique ou du marketing. Du coup, de nombreux métiers qui n'existaient pas en l'an 2000 ne sont pas répertorié­s. Confronté à nos questions, le Secrétaria­t d'Etat à l'économie (Seco) se dit conscient de l'enjeu. «Le fait que les employeurs puissent identifier les postes concernés de manière simple et les annoncer est une préoccupat­ion importante pour nous. Nous y travaillon­s.»

La mise à jour attendue ne sera toutefois pas prête cet été. En attendant, les employeurs découvriro­nt en avril les «vieilles» catégories de profession­s touchées dès l'été par l'obligation d'annonce. Une estimation réalisée à partir des chiffres du marché du travail de 2016 donne une idée des corps de métiers les plus concernés. Si certains sont faciles à identifier – peintres ou plâtriers –, d'autres s'avèrent plus confus, telle que la catégorie «autres profession­s de l'industrie du bâtiment». «Cela veut tout dire et rien dire, réagit Pierre Parietti, vice-président romand de la Société suisse des entreprene­urs. Cela donne l'impression que les gens du bâtiment, on les emploie autant pour faire du gros oeuvre, des tunnels ou des ouvrages d'art. Alors que nous cherchons à chaque fois des compétence­s spécifique­s. Je suis déçu de cette nomenclatu­re et inquiet sachant que ce nouveau dispositif entre en vigueur en juillet et qu'on sait qu'il faudra du temps pour obtenir d'éventuels correctifs.»

Cheffe du Service de l'emploi du canton de Neuchâtel, Valérie Gianoli estime qu'il faudra se montrer patient au départ. «Le Seco devra en effet procéder à la mise à jour de la nomenclatu­re des profession­s, qui date de quelques années. Celle-ci pourrait aussi faire l'objet d'adaptation­s continues, en fonction de l'évolution des besoins et des profession­s. Mais tant et aussi longtemps que nous n'aurons pas testé le modèle d'obligation d'annonce, il sera difficile de dire si l'outil permet une bonne couverture des profession­s.»

Outils informatiq­ues performant­s… dès 2020

La nomenclatu­re vieillissa­nte est un problème. L'informatiq­ue en est un autre. Sur la base de la statistiqu­e 2016 du marché du travail, le Seco évalue à 75000 le nombre de postes de travail qui devront être communiqué­s, soit 55000 de plus que ceux annoncés aujourd'hui chaque année de manière volontaire. Et les ORP devront identifier les profils des demandeurs d'emploi qui correspond­ent aux annonces et proposer des dossiers en un temps record: trois jours ouvrables. Valérie Gianoli le souligne: «La principale difficulté pour nous, en tant qu'autorité d'exécution, est d'estimer le nombre de places vacantes qui devront être annoncées. Nous avons une expérience par rapport à la réactivité dont nous devrons faire preuve. Mais nous ne disposons toujours pas d'un outil de matching. Comment rechercher le bon profil parmi 6000 demandeurs d'emploi? Le Seco y travaille mais dans l'intervalle, nous élaborons un référentie­l de compétence­s.»

Le Secrétaria­t d'Etat à l'économie examine le passage à un outil informatiq­ue de «nouvelle génération». Mais il ne sera pas prêt avant 2020. Cette année-là, le taux de chômage déclencheu­r de la préférence indigène passera à 5%. Le nombre de postes vacants soumis à l'obligation d'annonce grimpera alors à 218000, selon les estimation­s.

«Obligation de réussite»

Conscients des difficulté­s pratiques qu'elle pose, le Seco, les cantons et les associatio­ns patronales mèneront une grande offensive d'informatio­ns sur la préférence indigène dès le 1er avril. Ces acteurs le savent: ils doivent être performant­s. Un échec ouvrirait un boulevard à la nouvelle initiative de l'UDC visant à résilier la libre circulatio­n des personnes. «Une grande alliance entre les autorités politiques fédérales et cantonales

«Je suis déçu de cette nomenclatu­re et inquiet sachant que ce nouveau dispositif entre en vigueur en juillet et qu’on sait qu’il faudra du temps pour obtenir d’éventuels correctifs» PIERRE PARIETTI,

VICE-PRÉSIDENT ROMAND DE LA SOCIÉTÉ SUISSE DES ENTREPRENE­URS

ainsi que les milieux économique­s a été trouvée, c'est une bonne chose. Nous voulons être prêts le 1er juillet 2018», indique Marco Taddei. Valérie Gianoli renchérit: «Neuchâtel ainsi que d'autres cantons industriel­s influencer­ont de manière importante l'applicatio­n de la préférence indigène. Les défis sont énormes. Mais en regard des enjeux politiques et institutio­nnels, nous avons une «obligation de réussite» et les moyens doivent être à la hauteur des défis.»

Selon les estimation­s du Seco, il s'agira de créer 80 emplois à plein temps (EPT) dans les services publics de l'emploi dès juillet, 190 EPT dès 2020 pour assurer le suivi des dossiers. Les charges supplément­aires pour la Confédérat­ion s'élèveront à 13 millions de francs par année dès 2018, 40 millions de francs dès 2020.

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