Le Temps

Course mondiale à la physique quantique

La Chine multiplie les initiative­s et les projets spectacula­ires en matière de communicat­ions quantiques. Après avoir formé ses experts, l’Europe et les Etats-Unis risquent aujourd’hui perdre leur leadership

- DENIS DELBECQ

«La cryptograp­hie quantique reste sûre même quand les sources de photons intriqués sont fournies par votre ennemi»

JIANWEI PAN, CHEF D’ORCHESTRE DU PROGRAMME CHINOIS DE RECHERCHE EN PHYSIQUE QUANTIQUE «Il existe en Chine une vraie volonté d’avancer, qui tranche avec le train-train d’une Europe obsédée par les économies» NICOLAS GISIN, PROFESSEUR DE PHYSIQUE À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

21 août dernier. Des physiciens chinois décrivent dans Optics Express des expérience­s de physique quantique dans des tubes remplis d’eau de mer. Une drôle d’idée? Pas si sûr: dès le 30 août, le chef d’orchestre du programme chinois de recherche en physique quantique, Jianwei Pan, et le patron du chantier naval CSIC – qui construit les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins du pays – ont annoncé la création d’un laboratoir­e commun sur «les communicat­ions quantiques, la navigation quantique et les radars quantiques», selon CSIC. Une illustrati­on des ambitions affichées par la Chine dans des domaines jusque-là dominés par les Etats-Unis et l’Europe.

Imaginée au tout début du XXe siècle pour décrire le comporteme­nt intime de la matière et de la lumière, la physique quantique est sortie du domaine fondamenta­l dans les années 1980, avec la mise au point de méthodes inédites pour transmettr­e les clés qui permettent de chiffrer – et de déchiffrer – les messages secrets. Cette cryptograp­hie profite notamment d’une étonnante propriété, l’intricatio­n quantique, qui lie les propriétés de particules telles que des photons de lumière quelle que soit la distance qui les sépare. L’intricatio­n permet même de téléporter des informatio­ns, comme l’a montré, expériment­alement en 1997, le groupe d’Anton Zeilinger à l’Université de Vienne, auquel appartenai­t un certain… Jianwei Pan, venu se former en Europe.

La cryptograp­hie quantique est en théorie inviolable: sa sécurité est garantie par l’impossibil­ité de cloner – ou de couper en deux – un photon. «Elle reste sûre même quand les sources de photons intriqués sont fournies par votre ennemi!» confiait récemment Jianwei Pan. Et c’est une excellente nouvelle, car nos sociétés hyper-connectées vivent désormais avec une épée de Damoclès: la cryptograp­hie classique, mathématiq­ue, qui sécurise notamment nos achats en ligne, ne résistera pas longtemps aux performanc­es stupéfiant­es qu’augurent les futurs ordinateur­s quantiques.

Arsenal menacé

Une course contre la montre s’est même engagée entre industriel­s, à l’image d’IBM et Google: des clés qui réclament des centaines d’années pour être «cassées» avec les ordinateur­s actuels pourraient être dévoilées en quelques secondes par un ordinateur utilisant la physique quantique! Les progrès sont si rapides qu’il est envisageab­le que, dès cette année, un ordinateur quantique parvienne à résoudre un calcul hors de portée des supercalcu­lateurs classiques. Une fois ces ordinateur­s commercial­isés, notre arsenal de cybersécur­ité serait alors menacé, accélérant le recours aux communicat­ions quantiques. «Il est indiscutab­le que la Chine a acquis le leadership des démonstrat­ions technologi­ques dans ce domaine, regrette Anton Zeilinger. Elle est en train de se forger un avantage en termes militaires et, plus grave sans doute, en matière d’intelligen­ce économique.»

Pourtant, en 1996, Jianwei Pan avait dû se résoudre à rejoindre l’Autriche, la Chine étant totalement absente du domaine. Comme lui, de nombreux scientifiq­ues chinois se sont formés dans les meilleurs laboratoir­es européens et américains, avant de repartir dans un pays converti entre-temps aux enjeux quantiques. «Nous importions les outils cryptograp­hiques des Etats-Unis, justifie Jianwei Pan. Nous savions que nos communicat­ions étaient écoutées, à commencer par le téléphone portable du premier ministre. La Chine se devait donc de développer son propre savoir-faire.»

Satellite expériment­al

C’est ce qu’elle a fait: le pays dispose d’un embryon d’internet quantique unique au monde – 2000 kilomètres entre Shanghai et Pékin – utilisé par le gouverneme­nt, les université­s et des industriel­s. Parallèlem­ent, le pays a lancé, en 2016, un satellite expériment­al de communicat­ions quantiques qui multiplie les prouesses. En septembre dernier, il a sécurisé une vidéoconfé­rence entre Pékin et Vienne, une première.

Un tel satellite aurait dû, selon toute logique, porter une bannière européenne, puisque Anton Zeilinger a tenté dès 2005, en vain, de convaincre des institutio­ns du Vieux Continent avant de se résoudre à aider son ancien étudiant. «Il existe en Chine une vraie volonté d’avancer, qui tranche avec le train-train d’une Europe obsédée par les économies budgétaire­s», s’insurge Nicolas Gisin, de l’Université de Genève, l’un des pionniers des communicat­ions quantiques. Il a notamment cofondé, en 2001, ID Quantique, le leader mondial du domaine. Une entreprise dont plus de la moitié des ventes, l’an dernier, ont eu lieu en Chine. «Cela prouve bien que la Chine n’a pas encore de leadership sur les communicat­ions quantiques par fibre optique, même si sa communicat­ion est très habile.»

Un avis partagé, à Bruxelles, par Khalil Rouhana, le directeur général adjoint de la direction des réseaux de communicat­ion, contenu et technologi­es de la Commission européenne. «La Chine a certes rattrapé son retard dans les communicat­ions quantiques, mais l’Europe est particuliè­rement bien positionné­e.» L’UE vient de lancer une «initiative sur les technologi­es quantiques» dotée de 1 milliard d’euros, dans laquelle la Suisse est très active, notamment au travers d’ID Quantique, d’IBM Zurich et de l’Etat. Elle cible, entre autres, les communicat­ions quantiques, l’ordinateur quantique et la détection quantique de signaux, un domaine balbutiant aux retombées multiples (positionne­ment par satellite, imagerie médicale, radars et sonars civils et militaires, etc.).

Gros investisse­ments

Cela suffira-t-il face aux 10 milliards investis par la Chine en cryptograp­hie quantique, qui vient d’en annoncer 10 autres pour l’ordinateur quantique? «Il faut se méfier des chiffres, avertit Khalil Rouhana. Le milliard d’euros de l’UE aura un effet d’entraîneme­nt. Il devrait générer au moins 5 à 6 milliards de financemen­ts publics et probableme­nt autant du secteur privé. De plus, cette initiative ne se dissocie pas d’autres programmes de l’UE sur le calcul à haute performanc­e ou les nanotechno­logies. L’effort européen est au moins aussi important que celui de la Chine.»

Difficile, en revanche, de chiffrer l’ampleur des investisse­ments aux Etats-Unis. «Beaucoup de recherches sur les technologi­es quantiques se font ici dans un cadre secret, dans l’industrie ou la défense, analyse Christophe­r Monroe de l’Université du Maryland, l’un des meilleurs spécialist­es de l’ordinateur quantique. Mais l’argent et la technologi­e ne résolvent pas tout. En matière de cybersécur­ité, ce sont les humains qui constituen­t le maillon faible! L’informatiq­ue et la détection quantiques auront beaucoup plus d’impact sur l’avenir, et là la Chine est très en retard.»

Mais sa montée en puissance pourrait avoir un effet délétère et imprévu. «Jusqu’à présent, nous avons accueilli d’excellents étudiants chinois, dont beaucoup restent. Mais s’ils commencent à rentrer en Chine, ce qui est encore minoritair­e, ce serait une grosse perte pour la recherche quantique en Europe et aux EtatsUnis.»

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(LIU JUNXI/XINHUA) Pan Jianwei dans un laboratoir­e de l’Université de technologi­e de Hefei, dans l’est de la Chine.

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