Le Temps

«Palabres», le testament exaltant de John Berger

Recueillir les murmures fugaces qui se glissent sous les mots «afin de faire apparaître l’invisible»

- PAR ANDRÉ CLAVEL

Un an après sa mort, l’auteur britanniqu­e qui avait élu domicile en Haute-Savoie livre un ultime combat contre les forces du chaos dans «Palabres». L’insurgé de toujours et fin lettré plaide pour une littératur­e au service de la vie. Un testament exaltant

Un livre émouvant. Parce que ce sera sans doute le dernier de John Berger, disparu en janvier 2017 à 90 ans. De celui qui avait reçu le Booker Prize en 1972 avant de quitter l’Angleterre pour s’installer dans un hameau haut-savoyard, Colum McCann disait: «John est partout!» Oui, partout. Avec les grévistes de Gdańsk, les insurgés du Chiapas et les résistants des territoire­s occupés de Palestine. Avec les fleurs des champs. Avec les peintres, les poètes et les musiciens. Avec les nuages et les oiseaux. Avec les derniers paysans de la vallée de l’Arve. Avec les bergers arcadiens de Poussin et les madones des basiliques italiennes. Avec les chiens des sans-abri et les chanteuses de flamenco. Et, bien sûr, avec les romanciers, ses complices de la première heure auxquels il fait signe dans Palabres, florilège de petits textes où il dit vouloir recueillir les murmures fugaces qui se glissent sous les mots, «afin de faire apparaître l’invisible».

L’écriture? Pour Berger, elle a toujours servi à donner un sens aux choses, mais aussi «à nous montrer que ce que nous voyons et croyons peut être sournoisem­ent manipulé», comme l’a dit Salman Rushdie à son propos. Commentair­e de John Berger, dans les premières pages de

Palabres: «Ce qui m’a poussé à écrire au fil des années, c’est le soupçon que quelque chose exigeait d’être dit et que, si je n’essayais pas de le faire, ce quelque chose risquait d’être passé sous silence.»

RÉPARER LE MONDE

Aussi l’auteur de King se définit-il dans ces pages à la fois comme «un dépanneur» et comme «un orphelin» s’escrimant à réparer le monde sur les chemins de traverse où il croisait ceux qui partagent la même quête. «Ensemble, écrit-il, nous échangeons des clins d’oeil. Nous rejetons les hiérarchie­s. Toutes les hiérarchie­s. Nous tenons pour acquis que le monde est un vaste merdier et nous racontons des histoires qui disent comment, en dépit de tout, nous finissons toujours par nous en sortir.»

Passé cet autoportra­it de celui qui ne cessa de ferrailler contre l’ordre établi sans jamais écrire des livres à thèse – ses combats, il les menait avec les armes de la fiction –, on découvre dans

Palabres un bouquet d’hommages, d’envolées philosophi­ques, de notations de diariste, de regards sur les autres et sur notre quotidien. Sur ce peintre suédois – Sven – qui a vécu son art dans l’anonymat. Sur la Fête de l’anguille dans le delta du Pô. Sur le spectacle d’une famille de voltigeurs rencontrés au coin d’une rue. Sur la chanteuse libanaise Yasmine Hamdan. Sur les histoires que racontent les cristaux de neige dans l’hiver scandinave. Sur les années de vache maigre dans le Vaucluse, lorsque Berger recevait ses amis sur des sièges retirés des carcasses de 2 CV. Sur le poète irakien Abdulkaree­m Kasid, dont les mots décrivent l’expérience de l’abandon chez tous les enfants perdus qui ont l’impression d’être «des S. D. F. de l’Histoire». Sur l’art de la traduction littéraire: «Une vraie traduction n’est pas une affaire binaire associant deux langues, mais une histoire triangulai­re. Le troisième sommet du triangle, c’est ce qui se trouve derrière les mots de l’original avant même qu’il ait été écrit. Une vraie traduction exige de retourner au préverbal.»

Et lorsque Berger pense à Rosa Luxemburg, il se précipite pardelà le temps dans sa prison allemande – elle y fut détenue entre 1915 et 1918 – pour lui offrir un coffret d’oiseaux chanteurs, en rappelant qu’elle avait horreur que l’on s’apitoie sur son sort. «Etre humain, disait-elle, veut dire jeter joyeusemen­t sa vie entière dans la balance impitoyabl­e du destin s’il le faut, et en même temps jouir de la clarté de chaque jour, de la beauté de chaque nuage.» Autre portrait remarquabl­e, celui de Charlie Chaplin, ce divin pickpocket qui «fouillait les poches de la confusion et du désespoir pour en faire jaillir des éclats de rire». L’univers mis en scène par le cinéaste, dit Berger, est tellement prophétiqu­e qu’il éclaire les dérives de notre XXIe siècle et «cette tyrannie du capitalism­e mondialisé» dont nous sommes les marionnett­es. Aussi Chaplin savait-il que la vie est cruelle. Mais chaque fois qu’il faisait une pirouette, chaque fois qu’il tombait, «c’était un homme nouveau qui se relevait. Dans son monde, le rire était le petit nom de l’immortalit­é.»

«GRAND GLOUBI-BOULGA»

Comme Charlot, nous cabriolons dans ce recueil qui est tout à la fois un testament discret, un exercice d’admiration et un art de vivre. Ou de survivre, quand le discours politique actuel vient brouiller les écrans comme un gigantesqu­e fumigène. Comme telle allocution de François Hollande, «logique et cohérente, mais vide, sans lien (ou à peine) avec une réalité tangible ou une expérience vécue». Et d’ajouter, à propos du «grand gloubi-boulga» ambiant: «Ce trafic de mots déjà morts détruit notre mémoire.»

A cette amnésie politique qui anesthésie les êtres, Berger consacre des réflexions lumineuses. «Mais nous aurons le courage de résister dans ce contexte pourtant inimaginab­le, en apprenant à patienter dans la solidarité», conclut celui dont chaque livre fut un acte de foi. Et un plaidoyer pour «nettoyer les mots», afin que la littératur­e puisse réenchante­r le réel en lui ajoutant une touche de grâce – et un supplément d’âme.

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 ??  ?? Genre | Récits Auteur | John Berger Titre | Palabres
Traduction | De l’anglais par Olivier Cohen et Clément Ribes Editeur | L’Olivier Pages | 155
Genre | Récits Auteur | John Berger Titre | Palabres Traduction | De l’anglais par Olivier Cohen et Clément Ribes Editeur | L’Olivier Pages | 155

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