Patrick Roegiers réinvente la Suisse en toc
A l’ombre de cimes helvétiques en papier mâché, Hergé rencontre Léopold III sur le tournage d’un film et dans un roman effréné
Fromage, montagnes et montres. Prenez ces ingrédients, mélangez-les, secouez-les et vous obtiendrez un grand bol de lait rempli de clichés sur l’Helvétie. Le dernier roman Patrick Roegiers – écrivain d’origine belge établi en France – fait «meuh» quand on le retourne, comme ces boîtes pour enfants qui évoquent le meuglement de bêtes à cornes et à cloche.
Son titre Le Roi, Donald Duck et
les vacances du dessinateur est aussi énigmatique que long. Du moins, jusqu’à ce qu’on ait lu la quatrième de couverture – ou attaqué le livre. Là, tout s’éclaire. Le roi, c’est Léopold III, souverain des Belges en exil en Suisse. Il est en conflit avec son gouvernement qui lui reproche ses mauvais choix durant la Seconde Guerre mondiale. Donald Duck joue le rôle d’un membre des forces de l’ordre, mais il est aussi le signe que le livre ne craint ni le burlesque, ni les clowneries, ni l’outrance et qui entretien des affinités avec les dessins animés. Quant au dessinateur en vacances, c’est Hergé, le père de Tintin, qui aimait séjourner à Gland sur les bords du Léman. Et justement, durant l’été 1948, Hergé et Léopold III s’y sont rencontrés, raconte Patrick Roegiers.
CHAUSSE-TRAPPES
Fort de ces trois personnages, Patrick Roegiers organise un tournage, dont ce livre est le récit, à moins que le roman ne soit le récit du film tourné à cette occasion. Un jeu de chausse-trappes, de faux nez, de trompe-l’oeil et de carton-pâte. «A quel moment un écrivain décide-t-il d’écrire un roman? On peut écrire et filmer, mais on ne peut lire ce qu’on filme
et regarder ce qu’on écrit en même temps», écrit Patrick Roegiers qui s’y risque pourtant. Tandis que Léopold et Hergé jouent leur propre rôle dans un roman qui est un film, dont ils sont à la fois acteurs et personnages… Vous suivez?
Laurel et Hardy, qui font un tour de piste dans ce roman cinématographique, vous aideront peutêtre à comprendre. Prenez cette réplique tirée d’un film ahurissant de John G. Blystone sorti en 1938, intitulé Swiss Miss (Les montagnards sont là): «Nous ne sommes pas nous, nous sommes deux autres personnes.» La phrase figure en exergue de la première partie du livre et indique que la Suisse qui sert de décor au récit comme au film n’est pas la Suisse tandis que le Léman n’a rien d’un lac authentique: «Un trucage simulait le mouvement des flots. Le décor du Léman était constitué d’une bassine de fonte dont l’eau était agitée par un machiniste accroupi, en bras de chemise.»
KING KONG
ET LA CASTAFIORE
La Suisse n’est pas la Suisse, Léopold et Hergé ne sont pas eux non plus. Pas d’avantage que les nombreux personnages qui se succèdent sur le tournage: de Bécassine à Gary Cooper en passant par Félix le Chat, Guillaume Tell, Tex Avery, les Marx Brothers, Nietzsche, Lénine, Ferdi Kübler, Billy Wilder, King Kong, la Castafiore et beaucoup d’autres encore. Aucun d’entre eux n’est lui-même, et pourtant c’est curieux, tout comme Laurel et Hardy dans
Swiss Miss, on les reconnaît aisément sous leur déguisement.
Léopold donc, devise avec Hergé qui, de son côté, même s’il est en vacances et en panne d’inspiration, accepte gracieusement de se faire aplatir au tennis pour faire plaisir au monarque. On boit du Fendant, on arpente les pentes, on se baigne dans le lac, on paye aux autochtones le droit de respirer, de contempler et de pêcher, on conduit de belles voitures et tout se termine par une brillante réception à la villa de Pregny, où séjournait le roi, reconstituée pour les besoins du film. Le gratin lémanique s’y presse – jouant complaisamment les figurants – tandis qu’Einstein fait la conversation au professeur Tournesol.
CARNAVAL
En résumé, c’est assez dingo! Et pourtant, retrouver la Suisse ainsi grimée et détournée est très drôle. Les clichés fusent, certes, mais ils sont décalés, comme cette Helvétie de toiles peintes qui, dans Swiss Miss accueille Laurel et Hardy, deux Américains venus faire des affaires au pays du fromage, en y vendant des pièges à souris. Il est clair, à voir Swiss
Miss, que le réalisateur, le décorateur et tous sur le tournage n’avaient qu’une très vague idée de ce qu’était la Suisse. Patrick Roegiers, lui, est visiblement bien mieux renseigné. Mais, avant tout, il s’amuse, balançant ses faux «proverbes suisses» au milieu d’expressions locales authentique, passant les bornes, puis remballant ses décors et ses baratineurs dès que le spectateur se dit qu’il va vraiment trop loin. En cette période de carnaval, son livre tombe à pic.