L’usure du pouvoir
Doris Leuthard est un peu comme Angela Merkel: à force de répéter qu’elle n’a jamais eu autant de plaisir à la tâche, elle finit par nourrir les doutes sur sa capacité à surmonter l’usure du pouvoir. La conseillère fédérale la plus populaire, quasi invincible, profitera-t-elle de la victoire qui s’annonce contre l’initiative «No Billag» pour annoncer son départ du gouvernement? C’est l’une des spéculations qui reviennent le plus souvent sous la plume des éditorialistes. Certes, en août dernier, la conseillère fédérale la plus populaire avait, par un calcul présomptueux, à moins que ce ne soit par imprudence, annoncé son retrait avant la fin de 2019. Désormais, tous ses actes sont scrutés à travers ce prisme. Mais c’est surtout, ces derniers jours, la série de dérapages enregistrés dans son ministère qui fait douter de sa capacité à contrôler ses services ou à dominer les événements.
Il y a eu en décembre l’impréparation crasse de la visite du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker et le désaveu infligé sous forme de sanctions par Bruxelles. Puis, ces dernières semaines, les tricheries comptables révélées chez CarPostal. Problèmes qui se sont ajoutés au retard de plus de quatre ans dans la livraison des nouveaux trains de Bombardier ou aux bugs à répétition et vol de données dissimulé chez Swisscom, dont la Confédération est l’actionnaire majoritaire. Au point que la SonntagsZeitung n’a pas craint d’éditorialiser: «Doris Leuthard n’a plus son département en main». Le jugement est sévère pour la Miss Suisse du Conseil fédéral qui, depuis 2006, a gagné pas moins de 14 votations fédérales, ne perdant que celles sur les résidences secondaires et l’augmentation du prix de la vignette autoroutière. Avec à son palmarès, rien moins que le virage énergétique.
En réalité, ce qui se passe dans le secteur des infrastructures chapeauté par le département de Doris Leuthard résulte pour une bonne part de la confrontation toujours plus brutale entre les exigences du service public et le courant d’ultralibéralisme qui, au nom de l’arbitrage par l’économie de marché et de la libération de l’individu, fait un retour en force. Cela est frappant dans les pressions mises sur les cadres de CarPostal pour augmenter les profits, cette fois au détriment des cantons. Mais cela se lit encore mieux dans les critiques corrosives des partisans de «No Billag» contre le «mammouth» de la SSR. «Personne n’a le droit de faire financer ses activités de loisirs, notamment la radio/télévision, par ses amis, collègues, voisins qui ont d’autres désirs», estime ainsi le comité d’initiative, qui ajoute qu’une démocratie mature doit remplacer la coercition par la liberté et que chacun ne doit payer que ce qu’il consomme.
Même si ce mouvement semble encore minoritaire, il annonce un changement fondamental de culture et peut-être une redéfinition de la société. La souveraineté de l’individu est appelée à supplanter celle du peuple, qui formait jusqu’ici une communauté d’intérêts et de destin. L’Etat n’y organiserait plus la coexistence des intérêts divers mais verrait son rôle réduit à l’arbitrage. Ce conflit entre deux visions antagonistes de la vie en société trouve précisément son expression dans les missions confiées aux services publics. La ou le successeur de Doris Leuthard pourra-t-il dès lors se satisfaire d’administrer selon le mode habituel, alors que les temps appellent à choisir entre deux sociétés? Donc à gouverner.
▅