La station de ski qui réconcilie Serbes et Albanais
A Brezovica, la liste Srpska, contrôlée par Belgrade, est alliée au Parti démocratique du Kosovo du président kosovar Hashim Thaçi
C’est dimanche, un beau dimanche ensoleillé de janvier, et tout le monde va aux sports d’hiver. Du moins, de nombreux véhicules se dirigent-ils vers les remontepentes de Brezovica, l’unique station de ski du Kosovo, dans les montagnes du Sharr, à la frontière avec la Macédoine. «Il doit déjà y avoir un bon millier de voitures là-haut», sourit Milos, un agent serbe du Ministère de l’environnement kosovar, en empochant le droit de passage de 3 euros, qui permet de s’engager sur l’unique route menant au saint des saints montagnards.
Après les fortes chutes de neige des derniers jours, la voie n’est que partiellement dégagée, et un énorme embouteillage commence à plusieurs kilomètres des installations. Les habitués savent que les parkings sont inaccessibles et se garent le long de la route, aggravant encore le blocage. Des familles remontent à pied, des enfants font de la luge au milieu des véhicules qui se croisent péniblement. Une ambulance venue de Ferizaj tente d’accéder aux pistes, avant de renoncer, bloquée dans l’embouteillage, laissant deux brancardiers partir à pied.
«Nous sommes prêts à accepter tous les bons projets pour le développement de la commune»
LAZAR ARSIC, CHARGÉ DE PRESSE À LA MAIRIE
De la neige en abondance
La station dépend de la commune de Strpce, dont trois quarts des 12000 habitants sont Serbes, un quart Albanais. «Nous avons l’un des plus beaux domaines skiables d’Europe», s’enthousiasme le Serbe Ivan Milosavljevic, propriétaire d’un hôtel-restaurant niché au pied des remonte-pentes. «Les pistes s’étendent sur le versant nord du massif, nous avons toujours de la neige.»
Le développement des sports d’hiver remonte aux lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale, et quelques vestiges de cette splendeur passée subsistent encore. En contrebas de la station, l’hôtel Narcis, construit en 1973, dresse sa massive silhouette pyramidale. L’immense hall est plongé dans le noir, l’ascenseur est en panne, les 330 chambres fermées, les bars abandonnés et la piscine couverte de l’établissement achève de se couvrir de moisissures.
Cinq ou six employés ont trouvé refuge dans une ancienne boutique qui jouxte la réception. Ils essaient de se réchauffer autour d’un convecteur électrique, en buvant du café. «Tous les plus grands sportifs ont logé dans notre hôtel, les stars de la musique yougoslave. Notre clientèle venait de toute la Fédération, ainsi que de l’étranger. Depuis la guerre, plus personne ne dort ici. Nous ne pouvons pas chauffer le bâtiment, cela coûterait trop cher», soupire Milovan, un petit homme timide, toujours salarié en qualité de réceptionniste d’un hôtel sans clients.
Le Narcis, ainsi que l’hôtel Molika, installé dans la station, appartiennent à la société INEX de Belgrade, qui gère aussi les remontées mécaniques, entretient les pistes, et emploierait 180 personnes.
La privatisation de la station est un serpent de mer qui hante le Kosovo depuis des années. Le projet a plusieurs fois été repoussé par l’Agence des privatisations du Kosovo (APK), de crainte d’une confrontation directe avec la Serbie. Dans les années 2000, la population serbe locale a bloqué à plusieurs reprises l’accès aux pistes. Cas unique au Kosovo, la liste Srpska, directement contrôlée par Belgrade, dirige depuis 2010 la commune en coalition avec le Parti démocratique du Kosovo (PDK), la formation du président Hashim Thaçi.
«Nous sommes considérés comme un exemple de bonne cohabitation, et nous sommes prêts à accepter tous les bons projets pour le développement de la commune», claironne le chargé de presse de la mairie, Lazar Arsic. Cette «cohabitation» n’est sûrement pas sans lien avec la manne financière potentiellement représentée par la station de ski.
Le «bon projet» aurait pu être porté par la Compagnie des Alpes, qui a signé en 2015 un partenariat public-privé prévoyant la concession pour 99 ans de 39000 hectares du domaine, avec un investissement de 410 millions d’euros sur 18 ans. Ce plan pharaonique entendait faire passer le domaine skiable de 16 à près de 100 kilomètres. Selon un représentant de la Compagnie, il s’agissait de réaliser «le plus grand centre de sports d’hiver des Balkans, d’un niveau mondial». Las, selon le gouvernement du Kosovo, les Français n’auraient pas été en mesure de fournir les dépôts de garantie, et le mirifique projet s’est dégonflé comme une baudruche.
Cerfs et bouquetins
L’hôtelier Ivan Milosavljevic se réjouit de cet échec. «Il faut vivre en harmonie avec la montagne, nous n’avons besoin ni d’asphalte ni de béton.» Chasseur et randonneur, l’homme décrit les centaines de plantes médicinales qui poussent sur les versants du Sharr, les populations de cerfs et de bouquetins en pleine expansion. Un couple de jeunes Albanais venu de la ville voisine de Prizren prend un thé chaud dans son auberge. «La plupart de mes clients sont Albanais, lâche Ivan. Tous les amoureux de la montagne sont les bienvenus chez moi, pourvu que l’on ne parle pas politique!»
La politique se rappelle pourtant bien vite à lui: de petits hôtels et de nouveaux chalets ne cessent de pousser sur la route menant aux pistes. «Les nouveaux propriétaires albanais rachètent les terres des Serbes et personne ne s’intéresse à la sauvegarde du parc naturel», s’indigne-t-il. Dans un Kosovo où le cadastre est une notion très relative, mitage urbanistique et «mitage ethnique» vont bien souvent de pair.
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