«J’aurais parié que Moutier allait rester bernoise»
Douze ans au gouvernement bernois et bientôt libre. Bernhard Pulver, politicien alémanique vert et francophile, raconte les défis qui se posent au deuxième canton le plus peuplé de Suisse et son ressenti sur la question jurassienne. A l'heure du départ, il parle du pouvoir et de son avenir personnel
Il a cette voix rauque inimitable, cet accent traînant et ce débit rapide à la fois. S’il est un conseiller d’Etat alémanique connu en Suisse romande, c’est bien Bernhard Pulver. Directeur de l’instruction publique du canton de Berne, président du Conseil-exécutif, l’écologiste quittera ses fonctions à la fin du mois de mai, avant d’être lassé, dit-il. Pourtant, son envie de s’engager pour la chose publique reste intacte.
Comment vous sentez-vous à quelques mois de tourner une page importante de votre vie? Mes sentiments sont mélangés. D’une part, je me réjouis de vivre plus librement et avec moins de pression. D’autre part, j’éprouve aussi de la mélancolie à l’idée de quitter mon environnement de travail. Des relations humaines se sont établies. J’ai investi pleinement ma fonction pendant douze ans. On le dit parfois: partir, c’est mourir un peu. Mais je me souviens aussi très bien de mon arrivée ici, quand mon prédécesseur Mario Annoni m’a reçu pour le passage de témoin. A ce moment-là, je savais déjà que ce bureau serait à ma disposition pour quatre, huit ou douze ans mais qu’il y aurait une fin. Et c’est bien comme cela.
Vous incarnez le pouvoir bernois alors que l’on voyait en vous, lors de votre première élection, l’antithèse du cliché bernois: écolo urbain, intellectuel homosexuel. Comment expliquez-vous votre longévité? C’est l’un des grands motifs de satisfaction de ma carrière. Je n’étais pas certain que ma manière de faire de la politique permette une telle longévité. Un journaliste m’a un jour demandé si j’avais dû renoncer à beaucoup d’idéaux dans ma fonction. J’ai pu répondre par la négative. Mais je n’avais jamais imaginé non plus pouvoir concrétiser mes idéaux à 100%. Ma volonté d’écouter ou de considérer mes interlocuteurs comme des partenaires et non comme des adversaires a sans doute permis cette longévité. Parce que les gens sentent que dans mes décisions, il y a quelque chose d’eux. Quand je vois aujourd’hui la manière dont certains politiciens bien connus agissent, c’est pour moi un bonheur de constater que ma méthode a fonctionné.
Dans quel état se trouve aujourd’hui votre canton, le deuxième plus peuplé de Suisse? Si l’on regarde l’état du monde, nous vivons en Suisse, de manière générale, dans un paradis. Il faut toujours en être conscient. Dans le canton de Berne, l’économie marche bien, les paysages sont intacts, les institutions fonctionnent et la société ne souffre pas de trop de frictions. En même temps, il ne faut pas négliger certains problèmes. Les ressources du canton se situent en dessous de la moyenne suisse, raison pour laquelle notre canton est receveur dans la péréquation financière. Nous devons y travailler. Et nous faisons face aux défis de la numérisation et de la migration. Nous devons tenter d’y répondre sans frictions sociales.
Le canton de Berne semble obsédé par l’état de ses finances. Sa politique d’austérité n’a-t-elle pas atteint ses limites? Je crois qu’il faut replacer ce débat dans son contexte. L’agglomération bernoise a un PIB équivalent à celui de Genève et de Zurich. Mais il y a aussi dans le canton beaucoup de régions rurales et cela n’aurait aucun sens de vouloir les développer comme Zoug ou la région entre Zurich et Kloten. En revanche, il faut quand même que le canton de Berne, à long terme, se développe. Je pense que nous nous sommes peut-être trop longtemps focalisés sur les dépenses. Il faut certes les contrôler. Mais il faut aussi créer un dynamisme dans les domaines scientifique et économique d’avenir, à forte valeur ajoutée. Certains pensent que les politiques sont là pour répondre à des problèmes concrets mais qu’ils ne devraient pas avoir de vision. Moi je crois au contraire que le fait de construire une vision d’avenir, ensemble, permet de créer des choses. La preuve avec notre stratégie de développement du canton comme pôle médical qui a permis de réaliser des pas importants et a suscité l’intérêt de plusieurs grandes entreprises.
La «Berner Zeitung» a dit du canton de Berne qu’il était le plus beau mais le plus ingouvernable de Suisse. Est-ce vrai? C’est un peu exagéré. Il est tout à fait gouvernable. Nous avons trouvé de bonnes solutions dont le reste de la Suisse n’a parfois pas assez conscience. Nous ne sommes peut-être pas assez fiers non plus. Mais lorsque l’on parle de développement, parfois les différentes régions du canton bloquent et c’est un défi pour l’avenir.
Vous vous retirez de la vie cantonale au moment où la question jurassienne se referme. Comment l’avezvous vécu? J’estime que la Suisse et le canton de Berne ont été exemplaires dans leur manière de répondre à ces défis liés à l’identité régionale. Nous avons mis en place ce statut particulier qui a permis au Jura bernois, en tant que minorité linguistique et culturelle, de se sentir bien dans le canton. Le vote du 24 novembre 2013 nous a montré que 75% de la population considère qu’il s’agit d’une bonne solution. Mais nous ne pouvions pas résoudre la question jurassienne sans toucher directement au coeur du problème, à savoir l’avenir de Moutier. Le fait de permettre une nouvelle votation n’était pas évident pour tout le monde. Sincèrement, j’aurais parié que Moutier allait rester bernoise. Justement parce que nous avons adopté une attitude très démocratique et ouverte. On n’a pas envoyé la police cantonale! Le vote de Moutier le 18 juin dernier a été l’un des moments les plus tristes de ma carrière au conseil exécutif. Car derrière ce débat, il y avait pour moi la vision d’un canton où les deux langues et les deux cultures sont un modèle pour l’Europe. Ce que je ressens comme un repli identitaire. Mais avant tout l’ambiance qui régnait avant le scrutin m’a attristé. Enfin, la démocratie a décidé.
Pourtant, le 18 juin à Moutier on vous a senti en retrait, presque en arbitre, au moment de commenter le vote. C’était mon rôle de président. Il fallait être calme et essayer de ne pas jeter de l’huile sur le feu. Mais au fond de moi, j’étais très triste.
Le gouvernement bernois va-t-il négocier âprement le transfert de Moutier ou se montrera-t-il conciliant envers Delémont? Il faut trouver de bonnes solutions. Cela veut dire tenir compte des intérêts du Jura bernois et de Berne, mais aussi prendre au sérieux les intérêts du canton du Jura. Evidemment, nous n’allons pas chercher à imposer des solutions qui nuisent à Moutier. On pense parfois qu’il appartient au seul canton de Berne de faire des
concessions. Mais il faudra trouver des solutions qui conviennent à tout le monde, dans la mesure où le Jura bernois perd l’un de ses centres régionaux. Je suis sûr que nous trouverons un chemin.
Avec tous les recours, le délai de
2021 pourra-t-il être respecté? Ce calendrier a été proposé par le canton du Jura sans concertation avec le canton de Berne. Nous l’avons appris par les médias. Le canton de Berne a un intérêt à ce que le transfert de Moutier se fasse le plus vite possible. Mais nous devons attendre que les recours soient traités avant de commencer à négocier un concordat, sans doute ce printemps. Ensuite, ce traité devra être soumis au Grand Conseil, puis au vote populaire dans les deux cantons et enfin à l’Assemblée fédérale. Nous allons faire ce que nous pouvons mais 2021 me paraît très ambitieux.
Les francophones du canton de Berne craignent pour l’avenir du bilinguisme sans Moutier. Ont-ils
raison d’avoir peur? Non, je ne crois pas. Le bilinguisme est dans l’ADN du canton de Berne. Bien sûr, il y aura à l’avenir 10% d’habitants en moins dans le Jura bernois. Mais il restera toujours 80 000 francophones dans le canton de Berne! Je vois dans tout problème une chance. Cette situation peut contribuer à sensibiliser encore plus le canton et les Alémaniques au fait que le bilinguisme et un trésor. Nous pourrions peut-être faire davantage. Ce n’est pas une question de frontière.
Justement, sur le plan institutionnel, ne serait-ce pas plus juste que le siège francophone au Conseil-exécutif ne soit plus lié à un territoire, le Jura bernois, mais à une identité? Il est légitime de poser la question et nous ne pourrons pas faire l’économie de ce débat à l’avenir. Mais il faut d’abord comprendre que le siège réservé au Jura bernois l’est pour une région qui a sa propre culture mais aussi sa propre histoire. Un francophone qui habite à Münsingen comprend-il assez bien les défis du Jura bernois? Il faudrait peut-être réfléchir à ouvrir cette possibilité pour les francophones de Bienne. Mais une chose est sûre: des réflexions de ce type ne peuvent se faire qu’avec les gens du Jura bernois, avec le Conseil du Jura bernois et la députation de la région au Grand Conseil, et pas contre eux.
Serez-vous candidat en 2019 aux
élections fédérales? Franchement, je ne sais pas encore. Je vais vraiment faire une pause dès le 1er juin et jusqu’à la fin de l’année pour prendre de la distance, souffler et réfléchir à ce que je veux faire ces prochaines années. Je déciderai de la suite à la fin de l’année. Je n’exclus pas d’être candidat au Conseil des Etats. J’ai acquis beaucoup de connais- sances en politique. Mais j’en ai aussi acquis dans la gestion d’institutions. Je suis très engagé dans la culture et la formation et mon passage en tant que chargé de cours à l’Université de Neuchâtel m’a beaucoup plu. J’ai donc pas mal d’idées mais je ne pourrai pas toutes les réaliser à moins de travailler encore deux fois plus qu’aujourd’hui.
En somme, il vous faudrait mille
vies. Comme à nous tous. Mais c’est vrai que j’ai beaucoup d’envies. Je souhaite aussi vivre un peu différemment. Avec les responsabilités et les semaines à soixante heures de travail, il m’est difficile d’avoir une vie privée. Le problème, c’est de trouver la force. Même quand j’ai une soirée libre, je n’ai plus d’énergie. Il ne faut pas toujours donner. Il faut aussi recevoir, lire des livres, réfléchir sur le monde. Je vais m’engager, c’est sûr, mais je ne sais pas encore comment.
Dans vos mille vies, y a-t-il une place pour le Conseil fédéral? S’il y a un jour un conseiller fédéral vert en Suisse, on dit que ce sera vous.
(Rires) La question ne se pose pas heureusement. Je quitte maintenant une fonction publique qui était très lourde. Penser à une autre tâche aussi lourde m’est difficile. Si la question se posait un jour, je ne sais pas ce que je répondrais. Je serais aussi très content si elle ne se posait jamais. Devenir conseiller d’Etat n’était déjà pas dans mes plans de vie.
Comme secrétaire général des Verts, vous plaidiez pour un parti qui se pose non pas en frein à la croissance mais en accompagnateur. En fait, vous êtes un vert’libéral? Je suis peut-être un vert libéral au sens sociétal du terme mais je ne suis pas un vert’libéral. Ce parti s’est tout de suite défini comme une formation de droite et il a dit qu’il ne voulait pas être dans des alliances avec les socialistes et les Verts. Personnellement, je me sens bien à gauche. Je ne suis certes pas aussi à gauche que mon parti se définit parfois. Il y a plus de libéralisme aussi d’un point de vue économique dans ma vision politique. Mais je préfère être membre d’un parti qui prend parfois trop position pour les faibles que d’un parti qui ne prend pas position pour eux.
En 2006, vous êtes le premier gay déclaré à entrer dans un exécutif cantonal. Avez-vous considéré votre coming out comme un acte militant à l’époque? Etre actif dans la politique, qui est publique, et cacher une partie de ma vie n’entrait pas en ligne de compte. Pour être à l’aise, j’ai toujours considéré, pour moi, qu’il faut être honnête et cohérent. En ce sens, être ouvert était avant tout un choix personnel. Mais il est clair que c’était plus simple en tant que secrétaire général des Verts. Personne dans ce parti n’aurait fait une remarque. Comme conseiller d’Etat, je n’ai jamais eu de problème si ce n’est de temps en temps une lettre anonyme. Mais je crois qu’aujourd’hui, aussi par le fait qu’il y a eu des précédents, il est possible d’être ouvertement gay dans tous les partis. Ce n’est malheureusement pas aussi simple dans le sport. Si j’ai été honnête par conviction personnelle, il s’agissait aussi d’un acte de militantisme dans la mesure où j’y vois une question de responsabilité. Les jeunes homosexuels formeront toujours une minorité. On ne peut pas dire qu’un jour, tout ira de soi pour eux. Faisant partie d’une minorité de 5% ou 10%, un jeune homosexuel aura toujours affaire à des parents ou à des collègues qui ne le comprennent pas forcément. Le fait d’avoir des personnages publics qui montrent l’exemple est un élément facilitateur. Ce sera toujours, selon moi, une responsabilité.