Un sportif peut-il être un artiste?
L’artiste contemporain YmaS expose ses oeuvres en Lego au Grand Palais. Ce champion multimédaillé cache sa véritable identité pour ne pas pâtir du regard négatif des critiques d’art
Dimanche 14 juin 1998, finale des play-off NBA. Les Chicago Bulls de Michael Jordan sont opposés à l’Utah Jazz de Karl Malone et de John Stockton. Il ne reste plus que trente secondes à jouer. Utah mène 86 à 85 et détient la balle. Filou, le plus grand joueur de basket de tous les temps la chipe à un adversaire, remonte tout le terrain à la vitesse grand V, temporise, se fend soudain d’un dribble cross-over qui fait chuter le joueur qui le marque… Le reste appartient à la légende! En un instant suspendu, Jordan s’élève dans les airs, enclenche un shoot qui paraît durer une éternité et marque le panier décisif à 5 secondes de la sirène.
Chicago prend l’avantage. Les Bulls remporteront la rencontre et les play-off. Le lendemain, la presse unanime célèbre Michael Jordan comme un artiste. Evoquant volontiers le «génie pur» du joueur, Phil Jackson, son entraîneur de l’époque, explique alors: «Son talent dépasse celui d’un grand athlète, il transcende la pratique sportive, qui confine chez lui avec une forme d’art. Son don est dans la droite lignée d’un Michel-Ange!»
Pratiqué à très haut niveau, le sport atteint parfois ces instants magiques, pareils à des épiphanies modernes, où la perfection du geste ouvre ainsi le champ de la perception. Reste que si l’opinion concède bien au sportif la possibilité de générer des chefsd’oeuvre dans l’exercice même de son activité, elle lui dénigre régulièrement celle de s’exprimer artistiquement en dehors de son sport pour devenir peintre, acteur ou écrivain. Aujourd’hui encore, il nous semble quasiment impossible de penser le sportif autrement que comme un corps…
Excitation palpable
Paris, ce mercredi matin. Tôt dans la matinée, on retrouve YmaS au fond d’un troquet de la capitale. Portant le survêtement de son équipe, l’athlète et artiste contemporain nous a donné rendez-vous juste avant une séance d’entraînement intense qui lui interdit d’avaler café ou croissant. Une fois n’est pas coutume, il ne nous parlera pourtant ni de son sport, ni de ses performances. Plutôt de sa nouvelle carrière d’artiste.
Toute la semaine, à l’occasion de l’exposition «Art capital», YmaS présente sous la nef du Grand Palais, son Hommage au désespéré, une gigantesque reproduction en Lego de l’autoportrait de Gustave Courbet. Une pièce de 2 mètres sur 1,75 m ayant nécessité l’assemblage patient de quelque 14000 pièces du célèbre jeu de construction. Une prouesse! Avant de rencontrer le verdict des connaisseurs, l’excitation est palpable. Mais YmaS demeure néanmoins prudent, voire méfiant: il craint que son art ne pâtisse de son activité de sportif de haut niveau. Aussi, le mystérieux YmaS a-t-il fait en sorte de contourner cette défiance. Pour reléguer son identité au second plan, il a décidé d’utiliser la même méthode que Banksy ou Daft Punk: il met un point d’honneur à préserver son anonymat.
«Je me cache depuis le début, raconte-t-il. Pour plusieurs raisons, à commencer par le fait que le milieu artistique n’aime pas vraiment ce mélange des genres… Un sportif ne sera jamais considéré comme un artiste à part entière… Tu peux être décrédibilisé en un clin d’oeil si l’on en vient à connaître ta véritable identité, ta cote peut en prendre un coup! Et puis je ne voulais pas donner à l’artiste la notoriété du sportif. C’était très important pour moi.» Nous respecterons donc sa volonté et ne donnerons pas plus de détails sur sa carrière sportive, riche de grands titres.
«C'est devenu un besoin»
On peut tout de même dire que c’est un enfant des années 1990. YmaS s’inspire de pochettes de jeux vidéo, de figurines et d’éléments de la pop culture, les héros des Simpson ou de Star Wars, pour nourrir son art. Peu à peu, ce qui était un passe-temps après les entraînements s’est mué en obsession. «Si cela peut devenir mon activité principale à l’avenir, j’en serais heureux. A vrai dire, c’est devenu une pulsion, un besoin. C’est entré dans ma vie.»
Les yeux brillants, l’athlète-artiste nous raconte ainsi les longues heures passées dans Paris, un appareil photo à la main, à la recherche de l’inspiration pour ses prochaines créations. YmaS évoquera également Jeff Koons, Roy Lichtenstein et Keith Haring au rang de ses principales influences.
Aujourd’hui encore, il nous semble quasiment impossible de penser le sportif autrement que comme un corps
Puisque l’attention des galeristes et des médias est désormais braquée sur lui, le champion en a profité pour lancer un site commercialisant ses créations (à retrouver sur ymas.bigcartel.com).
A terme, il envisage de faire de son penchant artistique une activité à plein-temps, devançant par la même occasion les doutes tenant à l’après-carrière. Un cas rare, mais pas une première… Aux côtés de Jean-Pierre Rives – rugbyman métamorphosé en sculpteur – et d’Eric Cantona – footballeur reconverti en comédien –, YmaS rejoint en effet le club très fermé des sportifs devenus artistes. Après la quête du but, celle de l’éternité?
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