Le Temps

LA VÉRITÉ INTIME DE L’ACCUSÉ, VICTIMES ACRIFIÉE PAR UNE PSEUDO-JUSTICE

- PAR GAUTHIER AMBRUS

«Il lui fallait continuer à parler pour servir la vérité, peut-être aussi pour lui-même; (...): son esprit était comme un animal qui, se trouvant emprisonné à l’intérieur d’une clôture (...), tourne et tourne frénétique­ment (...), essayant de trouver un point faible, une fente, un endroit à escalader, une ouverture (...) par où se faufiler et s’enfuir» (JOSEPH CONRAD, «LORD JIM», TRAD. H. BORDENAVE, GALLIMARD, 1982)

Alors que les dénonciati­ons d’agressions sexuelles vont bon train, il est urgent de s’interroger sur la possibilit­é de rendre la justice sans céder à la vox populi. Joseph Conrad nous y invite dans «Lord Jim»

Vaut-il la peine de mourir pour ça? En quelques jours, la campagne collective contre le harcèlemen­t sexuel est passée du blanc au noir, ou presque. Du moins a-telle vu la légitimité de sa méthode sérieuseme­nt remise en cause. Il aura fallu rien de moins que deux suicides, arrivés à quelques jours de distance. Celui de Boaz Arad, artiste et enseignant israélien accusé par des médias en ligne d’avoir eu des relations sexuelles avec des élèves mineures, ce qu’il s’est acharné à nier. Et puis celui de Jill Messick, productric­e hollywoodi­enne, à qui l’actrice Rose McGowan avait reproché d’avoir couvert Weinstein à l’époque où celui-ci avait abusé d’elle. Souffrant de dépression, elle aurait été mise à rude épreuve par ces allégation­s, amplement relayées dans une suite de messages anonymes vengeurs. Jill Messick a clamé son innocence elle aussi, aussi fort que possible, affirmant même avoir soutenu Rose McGowan après son agression.

Comment savoir ce qu’il y a de vrai dans leur défense? La lecture de ces deux cas met de toute manière mal à l’aise. Sensation

dont il est de plus en plus difficile de se prémunir face à la justice expéditive pratiquée sans retenue par les médias et les réseaux sociaux, même avec les meilleures intentions du monde.

Le problème était déjà palpable dans l’affaire Tariq Ramadan, coupable avant même que la justice entre en scène. Les deux destins susmention­nés sont autrement dramatique­s, d’autant plus que les responsabi­lités réelles sont ici plutôt vagues. Ce n’est déjà pas facile de faire entendre à un jury une vérité peut-être difficile à exprimer. Ni d’accepter sa part de responsabi­lité dans une affaire déplaisant­e. Mais que dire alors, s’il faut parler devant une opinion publique qui a jugé avant d’entendre?

Lord Jim, dans le roman du même nom de Joseph Conrad (1900), n’est pas victime d’autre chose. Engagé comme marin sur un bateau qui devait mener à La Mecque un groupe de pèlerins partis de Java, il a abandonné les passagers sur le point d’être engloutis (mais qui s’en sortiront finalement). L’affaire ne tarde pas à s’ébruiter et elle lui vaut un procès. Embarrassé par les questions du tribunal, il peine à expliquer les raisons de son comporteme­nt. C’est que son vrai drame se joue ailleurs. Jim doit d’abord en effet se convaincre lui-même de son innocence. Il ne parvient pas à accepter un accès de lâcheté qui ne se concilie pas avec l’image qu’il a de soi. Incapable d’exposer ces nuances au tribunal, il est néanmoins prêt à subir les conséquenc­es judiciaire­s de sa fuite.

Mais il a besoin que quelqu’un d’autre prête oreille à la vérité intime qu’il porte en lui. Elle surnage au milieu des faits et tente de s’imposer à toute force, quitte à se mentir un peu. Il y puise la force de résister à la tentation du suicide. Jim s’en expliquera à un autre Européen, le narrateur du roman, présent dans la salle. Celui-ci prend le cas à coeur et peine à se persuader que le jeune marin est coupable. Il l’écoute donc dérouler son histoire, et sa confiance lui accordera cet apaisement partiel.

Le rôle inquisiteu­r joué par les médias, vieux et nouveaux, ne risque pas seulement de fausser le regard de la justice. En s’attaquant à l’image sociale de l’imputé, le phénomène a des conséquenc­es peut-être plus graves encore: il rend inaudible sa part de vérité intime, qui ne peut qu’en sortir détruite, y compris aux propres yeux de l’intéressé. Qu’il soit complèteme­nt, un peu ou pas du tout coupable, il aura forcément besoin que quelqu’un entende ce qu’il a à dire, s’il ne veut pas sombrer. Quelle société pourrait vouloir le contraire? Inversant alors le mouvement de la rumeur, le roman nous dessine cette place, si nous avons le courage de l’occuper. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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