MAI 68 ÉPROUVÉ DE L’INTÉRIEUR
Un demi-siècle après les événements, un déroulé au jour le jour et une approche poétique
Il y a cinquante ans, les journées de mai ébranlèrent brièvement la France et marquèrent les esprits pour longtemps. Un grand déferlement d’études, d’analyses et de témoignages est à prévoir. En avant-poste, deux petits livres dont les auteurs avaient 19 ans en 1968, étudiaient à Nanterre et étaient amoureux, ce qui les a tenus quelque peu à distance, bien qu’ils se soient engagés tous les deux. Jean-Christophe Bailly et Jean-Baptiste Harang sont devenus écrivains. Leurs approches sont radicalement différentes.
Combien de temps encore l’énoncé «Mai 68» représentera-t-il encore quelque chose dans la conscience collective, se demande Matthias Enard, né en 1972, dans sa préface au livre de Jean-Baptiste Harang, sinon «une curiosité mêlée de tendresse pour la génération qui nous a précédés, ce peuple de héros». Car la puissance de cet épisode n’est pas dans les événements, mais dans la trace – un peu folklorique – laissée dans les mémoires, dans les moeurs, cet élan libertaire et égalitaire.
CONTESTATION UNIVERSELLE
Jours de Mai offre un reflet, du 5 au 31, de ce qui agita la France il y a un demi-siècle. En 1998, à l’occasion du trentième anniversaire, Harang effectue, pour le quotidien
Libération, la revue de presse de l’époque, dont il tire une synthèse. Réunis en livre vingt ans après, ces feuillets permettent de prendre la mesure de ce qui s’est passé et d’en relativiser la portée. Pendant que le Quartier latin s’enLe flamme, les négociations américano-vietnamiennes se tiennent à Paris. Les premières transplantations cardiaques occupent les titres. Et un peu partout dans le monde, des manifestations étudiantes éclatent, à Madrid et Bruxelles, à Dakar et à Bakou, en Allemagne et aux Etats-Unis: la contestation est universelle.
Aux premiers jours, Le Figaro déclare que ces jeunes qui se disent étudiants «relèvent plutôt de la correctionnelle que de l’Université». L’Humanité, organe du Parti communiste, y voit «les agissements aventuristes des groupes gauchistes, anarchistes, trotskistes et autres» qui font le jeu du gouvernement. Mais la violence de la répression finit par indigner L’Huma. Les chiffres sont impressionnants: le 6 mai, 422 arrestations, 354 policiers blessés, 600 étudiants hors de combat. Il n’y aura qu’un mort, ce qui est miraculeux.
Le théâtre des événements s’élargit, après la Sorbonne, c’est l’Odéon qui est occupé, le Festival de Cannes est annulé. Des professeurs se joignent aux étudiants. L’agitation gagne les milieux ouvriers, en dépit de la méfiance des syndicats. Des mouvements de grève éclatent un peu partout. Les usines Renault sont occupées. On voit la France se paralyser en quelques jours. Des valises de billets de banque passent discrètement en Suisse. Le gouvernement commence à s’inquiéter. De Gaulle stigmatise «la chienlit», puis s’affole et disparaît pendant un jour. Mitterrand tente d’en profiter. Daniel Cohn-Bendit, Dany Le Rouge, cristallise l’enthousiasme et la haine: «Nous sommes tous des Juifs allemands!» Mai 68 perdurera jusqu’en juin mais se perdra pendant l’été. Jours de Mai en est un excellent aide-mémoire.
court texte de Jean-Christophe Bailly a la grâce d’une rêverie, placée sous le signe des arbres de la liberté de la Révolution française. En mai 68, il était un poète en devenir, attiré par les surréalistes qui, avec beaucoup d’autres, fit l’expérience du «nous». Les années de militance qui ont suivi, la fidélité aux idéaux de l’époque, Bailly ne les traite pas avec ironie et dérision comme l’ont fait les frères Jean et Olivier Rolin, plus engagés dans l’action. Simplement, il constate que «sur la barque qui s’est éloignée, on est seul désormais, et ceci doit être entendu sans pathos». L’arbre s’est vite flétri, ses feuilles sont mortes mais on peut encore «chercher à comprendre ce qui les fit trembler, un vent qui n’est plus ou qui s’est porté ailleurs, qui reviendra peut-être un jour surprendre un pays malade ou une Europe fatiguée».
BEAUTÉ INTEMPORELLE
Ces quelques pages, écrites en 2004, annonçaient un livre qui ne s’est pas écrit. Publiées aujourd’hui, ces images détachées rappellent comment «des milliers de petites rigoles» formèrent un «lac d’impatience» qui finit par déborder.
En 1968, la France était plus près de la guerre que de l’époque contemporaine, un vieux pays, une société «engoncée», bourgeoise, qui refusait l’avortement, censurait les audaces et avait aussi le charme des images de Doisneau. Il faut s’en souvenir pour comprendre l’engagement joyeux, «violemment candide», qui réussit à faire vaciller un moment le pouvoir. La retombée n’en fut que plus difficile et plus longs le processus de recomposition et l’invention d’une nouvelle vie.
Pour Bailly, ce fut par la suite l’engagement dans la Ligue communiste, et aussi l’abandon d’une certaine poésie surréalisante, pour se tourner, dans ses livres, vers l’art et le monde animal et végétal. Ses souvenirs s’achèvent sur une aube, dans un couvent parisien où les manifestants avaient trouvé refuge contre la violence policière. A l’aube, le chant des moniales s’élève, une «pure et libre affirmation du matin», un moment de beauté intemporelle, en contraste avec l’agitation des échauffourées de la nuit.
«L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste» (TÉLÉGRAMME DU COMITÉ D’OCCUPATION DE LA SORBONNE AU BUREAU POLITIQUE DU PARTI COMMUNISTE DE L’UNION SOVIÉTIQUE, LE 20 MAI 1968)