Le Temps

Un jour de grâce en trois tableaux

JEUX OLYMPIQUES Le grand jour arrive pour le Valaisan dont «Le Temps» a suivi toute la préparatio­n: dimanche, il visera une place sur le podium du slalom géant. Entre la réussite et l’échec, la gloire et l’oubli, une fraction de seconde que les athlètes f

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

JEUX OLYMPIQUES En s’imposant sur 15 km, Dario Cologna remporte son 4e titre olympique et entre au panthéon du sport helvétique. Le Grison offre à la Suisse la première médaille d’or des Jeux de Pyeongchan­g. Avec l’argent décroché par Wendy Holdener en slalom et par Beat Feuz en super-G, la Suisse a vécu vendredi son jour de gloire. Et rêve désormais d’une médaille pour Justin Murisier.

Gamin, Justin Murisier ne rêvait pas de médaille olympique. Il voulait devenir peintre, ou à la rigueur champion de motocross. Mais c’est à dévaler les pistes de Bruson, où sa famille tient un restaurant, qu’il a passé les bons moments de son enfance. Le ski, c’était l’insoucianc­e, l’abandon de soi à la vitesse. Des plaisirs tout simples.

Il n’a jamais perdu le goût du ski. Il en a même fait son métier. Dimanche, le Valaisan de 25 ans sera au départ du slalom géant des Jeux olympiques de Pyeongchan­g. C’est son épreuve favorite. Il est actuelleme­nt le sixième meilleur spécialist­e du monde et il a entrepris le long voyage vers la Corée du Sud animé d’une idée fixe: monter sur le podium. «Personne ne vient aux JO pour se satisfaire d’une place dans les dix premiers, lance-t-il. Ici, c’est soit tu montes sur le podium, soit tu as fait tout le chemin pour rien.»

La médaille, ou le revers. Entre les deux, une poignée de dixièmes de seconde à peine. Un jour d’été, en pleine discussion sur la saison qui l’attendait, Justin Murisier s’est arrêté de parler et a tapé deux fois dans ses mains. Rapidement. Clap, clap. «Cette fraction de seconde, c’est à peu près ce qui fera de l’un d’entre nous un champion olympique en Corée du Sud.»

Des vieux loups de mer

Cette fraction de seconde est l’obsession des skieurs. Justin Murisier n’a jamais appris à manier un pinceau et il a fait du motocross un loisir. Il a choisi le ski. Mais plus rien n’est simple comme quand il était gamin. Dans le Cirque blanc, la concurrenc­e entre les acrobates de la glisse est certes loyale, mais féroce. Pour franchir la ligne d’arrivée en premier, ils cherchent à tout contrôler en sachant qu’ils ne maîtrisent pas l’essentiel: les conditions météo, les blessures, les performanc­es des autres. Les skieurs alpins sont des vieux loups de mer pris dans la tempête, qui opposent leur expérience aux éléments en espérant que cela suffise pour arriver à bon port.

La mer est agitée dès le début de la préparatio­n estivale, elle le reste toute la saison. Convenir d’un rendez-vous avec Justin Murisier est une épreuve, non qu’il soit désorganis­é mais il ne sait souvent pas où il se trouvera dans une semaine, ni à quelle heure il aura un peu de temps libre.

Son programme annuel respecte un canevas bien défini: préparatio­n physique sur les bords du lac de Neuchâtel, reprise du ski dans les montagnes valaisanne­s, stage d’entraîneme­nt en Nouvelle-Zélande, retour en Suisse, départ pour la tournée nord-américaine de la Coupe du monde, retour en Europe pour le gros de la saison. Au sein de chacun de ces blocs, l’agenda se remplit pratiqueme­nt au jour le jour. «Voire d’une heure à l’autre», rigole-t-il en nous prévenant.

«Parfois, je me prépare pour partir le lendemain m’entraîner à Zermatt, et finalement il faut aller à Diavolezza, dans les Grisons. Parfois, un stage aux Etats-Unis est déplacé de deux semaines alors que les sacs sont prêts. J’avoue que ce n’est pas toujours facile. Surtout pour les proches», explique Justin Murisier. On l’imagine au téléphone avec sa copine lui expliquer qu’il rentrera demain, à moins que ce ne soit cet après-midi, ou alors deux jours plus tard. Avec elle, ils ont fait le décompte: le jeune homme passe moins de cent jours par an à la maison.

Certains skieurs nous ont confié que ce drôle de rythme de vie était un sacré frein à une relation stable. Justin a la chance d’être en couple avec Manon depuis neuf ans déjà. Elle est presque aussi rompue que lui à l’incertitud­e du quotidien. «Comme tous les skieurs, je suis habitué depuis tout petit aux courses déplacées, aux entraîneme­nts annulés, reprogramm­és ailleurs à un autre moment.» La clé, c’est de toujours voir le positif, nous expliquait-il à Zermatt en juillet. «Une session de ski tombe à l’eau? Je me dis que j’ai du temps pour un entraîneme­nt de force ou du repos…»

On l’entendrait presque dire «carpe diem». Sauf qu’il est loin de ne pas se soucier du lendemain. Pour qu’il lui sourie, il tente inlassable­ment de trouver les bons réglages pour une multitude de paramètres incroyable­ment complexes. Il y a son corps, d’abord, d’autant plus difficile à entraîner qu’il a été meurtri par de nombreuses blessures. Epaules, genoux et dos l’ont lâché. Justin Murisier se sait faillible et compense en investissa­nt dans un suivi personnali­sé.

Swiss-Ski met à dispositio­n de ses athlètes un préparateu­r physique, lui préfère recourir à ses frais à l’expertise de Florian Lorimier, l’homme qui bichonnait le corps de Didier Cuche. Chez lui, à Auvernier, il souffre, il transpire, il râle et le fait de bon coeur, car si ça fait mal, c’est que ça fait du bien. Durant toute la saison, nous avons vu le skieur prendre confiance en ses muscles, en ses articulati­ons. Il a parfois le dos ou les genoux qui tirent après une course mais il n’a jamais été arrêté par un pépin physique.

Le Rubik’s Cube du matériel

En parallèle se pose la question du matériel. Justin Murisier n’a pas une paire de chaussures et une paire de skis qui l’accompagne­nt toute la saison. Il en expériment­e des dizaines de variantes, toutes identiques aux yeux du profane mais sensibleme­nt différente­s pour lui. A fin octobre, il avait déjà «skié» 18 paires de lattes. La fixation et la plaque sur laquelle cette dernière repose comptent également dans la performanc­e finale.

Avec son serviceman, son dévoué homme de l’ombre, le skieur passe toute la saison à essayer tel ski avec telle chaussure et telle fixation, puis changer le ski, ou changer la chaussure, ou changer la fixation parce que cela ne va pas, ou que cela pourrait aller mieux. Impossible d’estimer le nombre de combinaiso­ns possibles, car chaque pièce peut encore faire l’objet de réglages propres. Quand le Valaisan sera dans le portique de départ du slalom géant des Jeux olympiques, il aura choisi le meilleur combo possible sans être totalement sûr qu’il s’agisse du meilleur.

Affûter son corps relève de la mécanique de précision. Configurer son matériel revient à s’échiner sur un Rubik’s Cube. Les efforts s’étirent sur des mois. Ils n’auront qu’une influence de quelques dixièmes de seconde sur son résultat final. Clap, clap.

«C’est vrai que c’est dingue, s’amusait-il il y a quelques jours en Corée du Sud. On disserte toujours sur ce qu’est la préparatio­n optimale. On va dire: il faut manger ça, il faut faire tels exercices, il faut réussir tels tests… Mais au final, tu peux tout faire bien comme c’est marqué dans les manuels et te rater quand même. Tu peux te lever le matin de la course, avoir les jambes lourdes sans explicatio­n et comprendre immédiatem­ent que ce ne sera pas ton jour.»

Tout ne tient qu’à un fil

Cela peut aussi être l’inverse. Le skieur autrichien Marcel Hirscher s’est cassé une cheville peut avant le début de la saison. Toute sa préparatio­n en a été chamboulée. Il n’a recommencé à skier que trois jours avant sa première course. Et il survole la concurrenc­e cet hiver. «Marcel, c’est l’exemple parfait. Il nous montre qu’on a beau avoir des connaissan­ces poussées en matière d’entraîneme­nt physique, de nutrition, de processus à respecter, parfois il se passe des trucs inexplicab­les.» Magic happens. Pour le meilleur ou pour le pire. «Il faut l’accepter. Tout peut arriver d’un moment à l’autre. Tu peux te péter la gueule de la première à la dernière porte.»

Des températur­es étouffante­s du mois de juin au froid réfrigéran­t de la Corée du Sud, Justin Murisier s’est cramponné à l’idée que tout ne tient qu’à un fil. Que la vérité du jour n’est pas forcément celle du lendemain. Il lutte contre tout excès d’euphorie. Il s’abstient de dramatiser quoi que ce soit outre mesure. C’est avec cette même philosophi­e que les abonnés aux podiums se maintienne­nt à l’affût et que les viennent-ensuite ne lâchent pas l’affaire.

Dans sa route vers les Jeux olympiques, le Valaisan a fait, après une bonne première partie de saison, l’expérience du creux de janvier. Comme les touristes dans les stations de ski après les Fêtes, ses sensations n’étaient soudaineme­nt plus là. «Après une quatrième place lors d’une course à Alta Badia fin décembre, j’aspirais à monter pour la première fois sur un podium de Coupe du monde plutôt que de sortir du top 10, explique-t-il à l’heure du bilan. Et je me retrouve onzième à Adelboden, treizième à Garmisch…»

Des résultats loin d’être catastroph­iques, mais qui suffisent à enclencher une dynamique de remise en question. «Dans ces instants, tu commences à réfléchir. Est-ce que je fais quelque chose de faux? Est-ce que mon matériel fonctionne? J’ai été jusqu’à me demander si ma manière de skier, toujours agressive, risquée, était la bonne.»

Skieur de l’adversité

Le plus étonnant dans tout ça: il adore ces moments où les certitudes vacillent. «J’aime quand il y a du dilemme. Quand tu dois te prendre la tête pour trouver la solution. Certains regrettent de vivre à la même époque que Marcel Hirscher, car c’est un extraterre­stre qui gagne tout, mais moi je suis content qu’il soit là. Même quand on se sent bien, Marcel est là, devant, pour nous démontrer qu’on peut faire mieux, qu’il est possible d’aller plus vite. Lui, par contre, je ne sais pas comment il fait pour se motiver…»

Justin Murisier est un athlète de l’adversité. Il aime ce champion prodigieux qui le bat. Il aime la neige dure, glacée, que les skieurs du dimanche redoutent. Il aime ces moments de souffrance en salle de sport ou sur une piste d’athlétisme. Il aime ces contrainte­s d’entraîneme­nt, ces changement­s de programme qui l’immunisent contre toute routine. Il aime tout entreprend­re pour être quelques dixièmes de seconde en avance plutôt qu’en retard sur les autres, tout en sachant que l’essentiel lui échappe.

Clap, clap de fin. Dimanche, il sera médaillé olympique, ou aura fait «tout le chemin pour rien». Mais il l’a accompli sans y penser, tout à sa tâche comme Sisyphe poussant son rocher. Il faut imaginer Justin Murisier heureux.

«Certains regrettent de vivre à la même époque que Marcel Hirscher, car c’est un extraterre­stre qui gagne tout, mais moi je suis content qu’il soit là. Il nous démontre qu’on peut faire mieux»

JUSTIN MURISIER

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(KEYSTONE/JEAN-CHRISTOPHE BOTT)

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