Le Temps

L’ART DE DESSINER DES LETTRES

- PAR ANNE-SYLVIE SPRENGER

Publicités, objets de décoration, vêtements, tatouages et comptes Instagram: à l’ère du tout numérique, l’écriture manuelle signe un phénoménal retour en force.

A l’ère du tout numérique, l’écriture manuelle signe un phénoménal retour en force. Publicités, objets de décoration, vêtements, tatouages ou encore comptes Instagram: l’art de dessiner des mots est partout

Serait-ce le signe d’un ras-le-bol généralisé? D’une rébellion silencieus­e contre les caractères froids et standardis­és de nos claviers d’ordinateur­s et autres écrans numériques? La question a tout lieu de se poser, lorsque l’on prend conscience de l’engouement phénoménal que suscite le revival du lettering aujourd’hui.

Mélange de calligraph­ie et d’art graphique, le dessin de lettres s’affiche aujourd’hui partout, des devantures de vitrines à nos tote bags, en passant par nos magazines, nos mugs de café, nos objets de déco, ou encore nos vêtements ou nos tatouages. C’est la tendance déco du moment. Mais pas seulement.

CALLIGRAPH­IE CUSTOMISÉE

Sur les réseaux sociaux, comptes Instagram et Pinterest en premier, les créations d’artistes ou d’anonymes rivalisent d’originalit­é et de savoir-faire. Partie des pays anglo-saxons, cette pratique artisanale débarque à présent en Suisse romande, où les premiers ateliers créatifs commencent à poindre leur nez. Mais d’où vient soudain cette passion pour le mot dessiné à la main, au feutre, au crayon ou encore au pinceau?

Tout d’abord, il s’agit justement d’être clair sur les mots. Le lettering (ou le lettrage en vieux bon français) se distingue de la calligraph­ie par la liberté qu’il se donne. En effet, l’art millénaire de la calligraph­ie consiste à bien écrire selon des formes préétablie­s, qu’il s’agisse de notre alphabet latin ou des caractères chinois ou arabes. Le lettering, quant à lui, tient plus du dessin, de l’illustrati­on que de l’écriture: le but étant alors de créer des formes uniques pour chaque lettre. D’attirer le regard sur les mots en passant d’abord par le choc esthétique. En fait, on pourrait dire que le

lettering, c’est la version customisée de la calligraph­ie.

GAGE D’HUMANITÉ

Cette tendance principale du graphisme n’est de loin pas nouvelle, comme nous le confirme Pierre-André Dessarzin, doyen de l’Ecole romande d’arts et de communicat­ion (Eracom), à Lausanne. «Le lettrage remonte à l’époque industriel­le avec l’avènement de la machine à vapeur, où il était important de pouvoir identifier le matériel roulant», raconte-t-il. «Mais le lettrage s’est surtout développé au XIXe siècle avec la naissance de la publicité», poursuit-il. «On faisait alors appel à des spécialist­es pour différenci­er les différents vendeurs. Dès le départ, ce qui est recherché, c’est cette idée de personnali­sation du texte.»

Dans les années 1960, c’est le tag et le graffiti qui remettent le lettering au goût du jour. Plus tard, c’est la bande dessinée qui s’en emparera durablemen­t: «Le lettrage a rapidement été très utile aux bédéistes, car il permet de retransmet­tre une émotion – ce qui n’est pas possible à travers la typographi­e», relate encore l’enseignant.

Longtemps disparu des radars du quotidien, le lettering a ressurgi brutalemen­t ces dernières années, se répandant comme une traînée de poudre partout où des mots souhaitaie­nt s’imprimer. Des coussins d’intérieurs aux menus des bistrots dessinés à la craie, en passant par les accessoire­s de mode. Mais il convient ici de séparer le bon grain de l’ivraie. A savoir la récupérati­on industriel­le de ce qui était au départ, ces dernières années, une réappropri­ation personnell­e et collective de l’écriture manuelle. Et ce, qu’il soit le fait d’artisans spécialisé­s ou de simples dilettante­s. Cette pratique s’inscrit, de fait, plus largement dans la vogue du DIY (do-it-yourself ), que l’on a vu ressurgir également ces dernières années.

A l’ère des e-mails et autres SMS, le message manuscrit prend également soudain une tout autre valeur. Il fait écho à notre humanité, à notre individual­ité aussi. «Il y a vraiment un mouvement back

to the roots», souligne Martina Keddouh, une des premières à proposer des ateliers de handletter­ing en Suisse romande (www.tiniletter­s.ch). «Dans ce monde digital, les gens ont de nouveau envie de faire des choses à la main, de donner ou de recevoir des messages personnali­sés.»

Laurence Crottaz, artisane dans la carterie, a suivi ses cours avec enthousias­me: «Je trouve magique, à l’heure où tant de choses passent par le Net, de pouvoir magnifier les lettres et laisser une trace de son écriture.» Et d’ajouter encore avec conviction que «les mots peints acquièrent alors plus de poids. On peut faire passer plus de sens, plus d’émotions dans un mot écrit à la main que tapé sur un clavier.»

«Le mot peint exprime des sentiments, un état d’esprit», note à son tour Yaël Pfister, une autre participan­te. «J’aime prendre le temps de préparer une carte ou un mot aux gens que j’aime. Et c’est toujours reçu avec beaucoup de plaisir.»

Créatrice de bijoux, Tatiana Neuenschwa­nder s’est inscrite pour sa part à ces ateliers, pour «ajouter de l’originalit­é et de la modernité aux petits mots manuscrits» qu’elle glisse toujours dans les colis de ses clientes pour les remercier de leurs commandes. Histoire de personnali­ser un peu sa relation avec chacune d’entre elles… C’est qu’à l’heure des e-mails groupés (ou faussement individual­isés), rien n’apparaît plus luxueux qu’un message véritablem­ent personnali­sé.

UN ART MÉDITATIF

Après le boom des cahiers de coloriages et autres mandalas, la pratique du lettering s’est également ajoutée à la liste de ces loisirs récréatifs dits de lâcherpris­e. Martina Keddouh est la première à apprécier ce temps long passé à peaufiner ses lettres: «C’est quelque chose qui se fait très lentement, et du coup, c’est un peu comme de la méditation», exprime-t-elle. «On est dans le flow, on perd la notion du temps. J’oublie tout ce qui est autour de moi.»

Même son de cloche du côté des deux soeurs de Sister Stories qui proposent des «délicatess­es de papier» pour toutes sortes d’occasion (mariages, naissances, anniversai­res, etc.) ainsi que des workshops, notamment comme animation pour des enterremen­ts de vie de jeune fille. «Nous vivons à une époque où nous sommes dirigés par le stress du quotidien, où l’on ne prend pas assez de temps pour soi», formulent-elles. «Le fait de pouvoir décorer son intérieur, afficher des phrases positives dans des cadres ou encore prendre du temps pour faire un atelier lettering entre amis nous permet de nous évader un peu du train-train quotidien.» Une façon comme une autre de se rappeler… qu’on n’est pas des robots! ▅

«L’activité réclame de la lenteur. C’est un peu comme de la méditation» MARTINA KEDDOUH, FONDATRICE DE TINI LETTERS

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