Trois Oscars et une disparition
Il aura fallu une dispute autour d’asperges servies au beurre plutôt qu’à l’huile pour qu’un des plus grands acteurs de l’histoire décide de prendre sa retraite. Dans Phantom
Thread, indiscutable chef-d’oeuvre d’une force esthétique et narrative rares, Daniel Day-Lewis est Reynolds Woodcock, couturier anglais maniaque et perfectionniste au point d’en devenir tyrannique. Et il devrait donc s’agir de sa dernière apparition à l’écran.
Lors d’une des séquences centrales du film, psychologiquement terrifiante et subtilement laissée sans musique par le réalisateur Paul Thomas Anderson, l’ascète entièrement dévoué à son art qu’est Woodcock se fait surprendre par Alma. La jeune femme au teint pâle et aux joues roses, qui aimerait être plus qu’une muse inspiratrice mais régulièrement humiliée, a congédié le personnel et cuisiné des asperges au beurre. Ce qui va mettre le styliste-dandy dans une colère aussi folle qu’intériorisée.
C’est à ce moment-là du tournage que DayLewis a soudainement été submergé par une insondable tristesse, une indicible mélancolie. La scène avait été écrite pour être tragicomique, voilà qu’elle se révélait sombre et shakespearienne. Et le comédien de se rendre compte qu’il n’avait plus de plaisir à jouer. On ne l’aura vu que dans vingt longs-métrages de cinéma, vingt et un si l’on tient compte d’une apparition non créditée en 1971. Dans sa filmographie, aucun mauvais film et de nombreuses, très nombreuses, réussites immenses.
Le Britannique de 60 ans est un acteur total. Lorsqu’il accepte un rôle, il s’y investit corps et âme. Boxeur, il l’a vraiment été pour incarner le héros de The Boxer; avant de devenir
Le Dernier des Mohicans, il a couru 15 km par jour tout en soulevant des poids; sur le plateau de Gangs of New York, il est constamment resté Bill the Butcher, au point de ne jamais quitter «une colère, une rage, avec laquelle il n’était pas facile de cohabiter», a raconté Martin Scorsese; et tandis qu’Anderson écrivait Phantom Thread, il s’est mis à la haute couture.
Seul lauréat de trois Oscars du meilleur acteur, pour My Left Foot, There Will Be Blood
(première collaboration avec Anderson et autre chef-d’oeuvre) et Lincoln, il quitte paradoxalement l’industrie du cinéma avec un film dans lequel il évolue tout en retenue, loin des rôles physiques et volcaniques qui ont fait sa gloire. Il pourrait même remporter, dans deux semaines, un quatrième Oscar. Mais face à lui, un autre Londonien: Gary Oldman, qui a donné de sa personne pour être Churchill dans Les Heures sombres. Et Day-Lewis le sait mieux que quiconque: l’oncle
Oscar préfère la démesure et les performances spectaculaires à la retenue.