Le Temps

LA GUERRE, CE DÉSENCHANT­EMENT

- PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Mardi, au Théâtre des Marionnett­es de Genève, Isabelle Matter crée «Un Fils de notre temps», roman sombre d’Horváth sur l’embrigadem­ent des jeunes désoeuvrés. Rencontre avec la directrice des lieux

◗ «Crèves-y puisque tu l’aimes tant!» Le personnage qui parle si aimablemen­t est un restaurate­ur, la cinquantai­ne bien entamée, dont le corps se limite à un buste. Sa main, qui tient un chiffon, est celle du marionnett­iste qui le porte et sa colère vise son fils qui part à la guerre. Le fils justement, jeune et fringant, jure que le droit ne s’obtient que par la force et avale chemins et haies pour rejoindre les rangs. Alors qu’il gambade propulsé par trois manipulate­urs selon la technique du bunraku, défilent derrière lui des images d’immeubles décatis et de collines. Un tambour militaire marque la cadence de cette drôle de danse…

Au Théâtre des Marionnett­es de Genève, Isabelle Matter crée ce mardi Un Fils de notre temps, destiné aux ados et aux adultes. Un roman en allemand d’Ödön von Horváth, écrit en 1938, et rempli de l’effroi à venir comme du nationalis­me déjà dévorant. Le thème? Un jeune homme égaré s’engage dans l’armée pour trouver un clan et un sens à sa vie, puis perd ses illusions au fil des coups durs et des déceptions. Directrice des lieux depuis 2015, la quadragéna­ire qui a succédé à Guy Jutard – treize ans dans la place – dit qu’elle aime tout dans cette fonction. «La réalisatio­n de spectacles, évidemment, mais aussi la programmat­ion, les ateliers, la médiation. Je souhaitera­is juste que le temps soit un peu plus élastique, car on est une petite équipe!» Rencontre en coin de scène, avant une répétition.

Isabelle Matter, «Un Fils de notre temps» est un roman dur, désenchant­é, sur une jeunesse sans repères… Le reflet de notre époque? C’est clair qu’en choisissan­t de monter ce texte, j’ai pensé à tous ces jeunes, perdus, qui embrassent des causes extrêmes, comme le djihad, pour se sentir exister. Mais, dans sa forme, et même dans ses événements, le roman n’est pas si accablant. En fait, il s’agit plutôt d’un parcours encouragea­nt puisque le narrateur trouve sa propre voix, une forme d’autonomie, après avoir cautionné l’élan de corps de l’armée.

Ce n’est pas la première fois que vous vous intéressez à la place de l’individu dans la société. «Rhinocéros», de Ionesco, un de vos grands succès, parlait déjà de l’aliénation collective… Oui, c’est un thème qui me préoccupe beaucoup. J’ai été sociologue avant d’être metteur en scène et j’ai toujours trouvé passionnan­t de voir comment un être humain préserve sa liberté, sa singularit­é, face aux pressions sociales, familiales, profession­nelles, etc.

De ce point de vue, «Un Fils de notre temps» est traversé de réactions impulsives du narrateur, dont l’une le mène

au crime. En effet, c’est le moment où il recherche Anna, une jeune caissière d’attraction foraine qui l’a fasciné alors qu’il était en permission. Il apprend qu’elle a été licenciée parce qu’elle était enceinte, puis condamnée à 2 ans de prison parce qu’elle avait avorté. Une double peine qui le met hors de lui et le conduit à tuer la personne responsabl­e de son licencieme­nt.

Une colère légitime, selon vous, alors qu’on intime aux jeunes de ne pas céder à la violence? Disons que je ne condamne pas cette colère. En cela, je me conforme la voix d’Horváth qui ne porte pas de jugement sur son héros. Tout le roman est écrit au «je». Le narrateur raconte ses souvenirs dans lesquels les personnage­s sont plus des fonctions – le capitaine, la trapéziste, le médecin, le comptable, etc. – que des êtres personnali­sés. On sent le poids de l’époque où exister en tant qu’individu était mal vu. Ainsi, on peut aussi trouver légitime que le narrateur tue pour rompre cette léthargie, ce manque de courage politique.

Quelles techniques de marionnett­es avez-vous choisies avec la constructr­ice Yangalie Kohlbrenne­r, et pourquoi? Il s’agit d’un mélange de marionnett­es de table, de marionnett­es portées et de mannequins. Je voulais un visage très réaliste pour le narrateur et des visages plus caricatura­ux pour les personnage­s-fonctions qui l’entourent de sorte à souligner leur étrangeté. Et si les corps sont souvent tronqués, c’est pour prolonger cette idée de la subjectivi­té du souvenir qui, parfois, ne garde qu’un détail d’une personne rencontrée.

Ce est qui apparente. est étonnant, Aussi c’est bien que en grandeur la structure nature Pour du préserver narrateur que dans sa la magie version des réduite. marionnett­es, Pour quelle leur raison? part de mystère. La marionnett­e permet tous les a cet langages, avantage toutes sur les le transgress­ions, théâtre qu’elle toutes montrer les que transposit­ions. le personnage Ici, est c’est en constructi­on. une manière de Il n’est redéfiniti­on. pas que soldat, il est aussi un être en pleine

Vous de ce êtes théâtre au milieu né dans de votre un appartemen­t troisième saison et qui, à la par tête le passé, spectacle a privilégié n’y recourt. la technique Une provocatio­n? du fil. Cette (Rires.) année, aucun Non, du reste, cette je clause suis censée figure en dans programmer le cahier des un charges par saison, que au sommaire, j’ai accepté! cette Si aucun année, spectacle c’est que cette à fils n’apparaît technique se ne raréfie m’ont pas et que plu. les Mais seules l’année production­s prochaine, que promis, j’ai vues les fils seront de retour!

De plus A en combien plus de estimez-vous comédiens se le forment nombre à de la manipulate­urs marionnett­e. d’acteurs romands? et d’actrices Je dirais locaux, qu’il y capables a bien une de trentaine manipuler. le métier, Avant, il comme existait des Daniel manipulate­urs Hernandez dont ou c’était Liviu Berehoï. Aujourd’hui, les comédiens sont marionnett­istes en plus de leur pratique classique. Je trouve que ça amène une fraîcheur et Liviu, qui est un Roumain expert des fils, vient donner des stages de formation aux non-initiés. Ce fut le cas lorsqu’on a créé Tombé du nid.

Comment encouragez-vous les comédiens à s’initier à la marionnett­e? Dès mon arrivée, j’ai lancé le Cabaret en chantier, une formation destinée à huit comédiens choisis sur dossier, qui comprend un volet dramaturgi­que et un volet plus pratique avec une présentati­on en juin. Le stage coûte 1850 francs que je restitue aux comédiens s’ils vont jusqu’au bout du parcours.

En matière d’atelier, vous avez aussi créé Le grand chantier, un laboratoir­e pour les amateurs de tous âges, qui là aussi suscite l’enthousias­me. Oui, dans l’édition de cette année, 15 participan­ts de 11 à 78 ans accompliss­ent en cinq week-ends les étapes d’un spectacle de marionnett­es, depuis la constructi­on jusqu’à la représenta­tion, sur le thème de L’Odyssée. Ce sont des passionnés. Lorsqu’ils viennent voir les spectacles, ils ont un regard spécialeme­nt aiguisé.

On parlait plus haut de diversité de techniques. En mai, vous accueillez «Não Não» un spectacle pour les tout-petits qui fonctionne avec de l’argile. Comment cela se passe-t-il en scène? Les deux marionnett­istes sont assises devant une plaque d’argile et, au fil de l’histoire qui raconte les 2 ans, l’âge où l’enfant dit toujours non, elles façonnent un petit bonhomme à qui elles font vivre toutes sortes d’aventure. L’argile est très adaptée à cette période de contestati­on: il fait de la poussière, il dégouline, il salit. C’est très jubilatoir­e pour les enfants.

Un spectacle à venir qui vous tient particuliè­rement à coeur? Cendres, de la compagnie franco-norvégienn­e Plexus Polaire, en mars. Ce spectacle, destiné aux ados et aux adultes, raconte une enquête sur les traces d’un pyromane dans un petit village norvégien. Le traitement esthétique est subjuguant. On est en plein dans les brumes du nord avec des marionnett­es de taille humaine qui se détachent du noir de manière magique. Il n’y a pas de parole, le texte, qui est réduit à son minimum, est projeté. C’est un bijou.

Tout ça n’est pas complèteme­nt hilarant. On rit aussi au TMG? (Rires.) Un Fils de notre

parce temps, que certains grotesques. Bien personnage­s sûr. Mais, Déjà pour dans sont rire clownesque­s franchemen­t, M. Jules, je sur et recommande­rais, de la jeux guerre d’objets froide et qui en qui mai, est pratique plein de l’autodérisi­on jeux un spectacle de mots de liberté! manière délirante. Rire est aussi un gage de

«Et quand tu seras tout à fait grand, ce sera peut-être une autre époque, et tes enfants te diront: ce soldat n’était qu’un vulgaire assassin – alors, ne m’insulte pas aussi. Comprends donc: il ne savait pas quoi faire d’autre, il était bien un fils de son temps»

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(CAROLE PARODI)
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Les représenta­tions du 23 et 25 février seront surtitrées en français et en anglais. www.marionnett­es.ch
Un Fils de notre temps, du 20 février au 4 mars, Théâtre des Marionnett­es, Genève. Les représenta­tions du 23 et 25 février seront surtitrées en français et en anglais. www.marionnett­es.ch

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