ALBERTINE DIFFRACTÉE
Son prénom revient 2363 fois dans le roman, plus que n’importe quel autre
◗ Pendant trois ans, la poétesse canadienne Anne Carson a lu l’ensemble d’A la recherche du temps
perdu, à raison d’une demi-heure chaque matin. Pour se consoler dans «le désert de l’après-Proust», elle consacre 59 fragments, de longueur inégale et souvent sans rapport apparent, et quelques appendices, à Albertine, figure centrale mais énigmatique de l’ouvrage. La lecture de cet «atelier» est un pur délice, une aire de repos, un îlot de tendresse et d’humour dans l’océan de la littérature secondaire sur Proust.
On apprend d’Albertine que son prénom revient 2363 fois dans le roman, plus que n’importe quel autre, qu’elle est présente ou mentionnée dans 807 pages et que, dans un bon 19% de ces pages, elle dort. C’est d’ailleurs l’état «qui plaît le plus à Marcel». Outre ces informations dignes d’un Perec, on apprend toutes sortes de choses. Anne Carson compare son Albertine à l’Ophélie de Hamlet, «en commençant par la vie sexuelle des plantes, à laquelle Proust et Shakespeare aiment tous deux à recourir».
MÊME POUR LES RÉFRACTAIRES
Beckett aussi est convoqué, qui déclare que «chez Proust, il n’y a ni justice ni injustice» et Anne Carson «veut bien le croire». Elle effleure aussi l’épineuse théorie de la transposition: Albertine est-elle un Albert, un avatar d’Alfred Agostinelli, le chauffeur de Proust, mort dans un accident d’avion, comme Albertine à cheval? Ainsi, «frottant Alfred contre Albertine», peut-on «faire jaillir une ultime étincelle»? Mais Carson ajoute: «La question est délicate de savoir s’il faut lire ou non l’oeuvre d’un auteur à la lumière de sa vie.»
Par ailleurs, les appendices comportent des notes très intéressantes sur «la myopathie de la capture» qui paralyse la proie (qu’est Albertine prisonnière) ou, avec Roland Barthes, sur les adjectifs, sur le mouvement et la vitesse. Bref, un petit bijou qui ravira tout amateur de Proust et pourrait même séduire les réfractaires par sa grâce légère et profonde. On voudrait maintenant une traduction de la poésie d’Anne Carson, dont on peut goûter sur Internet des fragments séduisants.