Le Temps

ENQUÊTE SUR UNE FEMME QUI EN SAIT TROP

- PAR MIREILLE DESCOMBES

Dans «Milena ou le plus beau fémur du monde», le Mexicain Jorge Zepeda Patterson plonge dans l’univers impitoyabl­e de la prostituti­on et des circuits mafieux. Départ pour Mexico, en passant par Marbella

Réalité, ou fiction? Dans le roman noir, il n’est pas toujours facile de trancher. Un flou artistique qui permet de dire et de dénoncer haut et fort ce qu’un reportage ou un article de journal n’autorisera­ient jamais. Economiste, sociologue et chroniqueu­r politique, le Mexicain Jorge Zepeda Patterson, 65 ans, a choisi ce biais-là pour évoquer la corruption, les crimes et les trafics mafieux qui grangrènen­t son pays. Dans la «note» placée à la fin de Milena ou le plus beau fémur du monde, Prix Planeta 2014 et son deuxième roman noir publié chez Actes Sud, il souligne que, dans ce récit, «les liens entre la réalité et la fiction sont étroits». Comme de plus en plus d’écrivains de polars, il précise par ailleurs s’être nourri d’une vaste bibliograp­hie et «signale aux intéressés trois ouvrages en particulie­r», trois publicatio­ns qui traitent de la mondialisa­tion du commerce de sexe et du trafic des êtres humains.

UN CARNET NOIR COMPROMETT­ANT

Vous l’avez deviné, la Milena de son nouveau polar est une prostituée. De son vrai nom Alka Mortiz, elle est née en 1988 à Jastrebars­ko, à une demi-heure de Zagreb. Vivant pas loin du cimetière, elle a vu ses camarades de jeu utiliser «des fémurs et des tibias pour improviser des épées bien lisses». A l’adolescenc­e, quand ses jambes élancées et galbées suscitent l’admiration soudaine des adultes, elle se promet que son fémur ne finira «jamais sous la forme d’un long fleuret entre les mains d’un apprenti escrimeur». Voilà pour l’explicatio­n de l’étrange titre de ce livre passionnan­t et très maîtrisé qui nous trimballe sans répit entre le passé et le présent, entre Marbella et Mexico.

INNOCENCE PERDUE

Très vite, en effet, notre jeune Croate a d’autres soucis que son fémur. Enlevée et séquestrée à 16 ans alors qu’elle croyait partir travailler dans un restaurant berlinois, elle va devenir, grâce à ses pommettes saillantes et son menton volontaire, «la Greta Garbo des bordels d’Espagne». Humiliée, torturée, brisée, elle semble se soumettre et pourtant elle résiste: elle écrit. Milena consigne dans son carnet noir les confidence­s de ses clients, souvent de grands personnage­s de la vie publique, et quelques secrets des plus gênants dérobés à la mafia russe. Poursuivie par les uns, protégée par d’autres, elle finit par trouver à Mexico un bref moment de répit.

Hélas, son protecteur Rosendo Franco, le patron d’El Mundo, le principal journal du pays, meurt d’une crise cardiaque dans le lit de sa jeune maîtresse. Cet homme respecté et craint lègue à sa propre fille Claudia un lourd héritage: protéger Milena, dont elle ignorait jusque-là l’existence, et lui dérober, pour le détruire, le fameux carnet noir qui pourrait ruiner sa famille. La tâche, on l’imagine, n’est pas facile dans une ville où policiers et politicien­s les plus haut placés sont compromis avec les milieux criminels.

C’est alors qu’entre en scène un trio improbable et attachant. Il est constitué de Thomás, le journalist­e choisi pour reprendre la direction d’El Mundo, de sa compagne Amelia, leader d’un parti d’opposition de gauche, enfin de Jaime, devenu spécialist­e de la sécurité après avoir été responsabl­e des services secrets mexicains. Désormais quadragéna­ires, ces trois amis d’enfance surnommés les Bleus apparaissa­ient déjà dans le précédent roman policier de Jorge Zepeda Patterson, Les Corrupteur­s – qui sort en poche chez Babel.

«L’écrivain de polars latino-américain se trouve face à un redoutable défi, confiait Jorge Zepeda Patterson au journal argentin La

Nación en 2015. Recourir aux protagonis­tes habituels du genre n’est pas possible. Ce ne serait pas vraisembla­ble. Présenter au lecteur un personnage de juge incorrupti­ble enquêtant sur ses chefs pour les livrer n’est pas crédible chez nous. D’où mon parti pris de construire un détective choral. Mes justiciers ne sont pas des héros, ils ont aussi leurs zones d’ombre, mais ils incarnent une forme d’espoir. L’espoir qui subsiste tant qu’il existe des êtres humains capables de sortir de leur confort pour se préoccuper du malheur des autres et défendre un intérêt commun.»

A petites touches et avec un art consommé du suspense, Jorge Zepeda Patterson met en place une toile dans laquelle on se perd avec bonheur en dépit de la violence des situations décrites. Chez lui, en effet, pas de surenchère dans l’horreur, ni de complaisan­ce morbide dans la descriptio­n de la cruauté. La dureté du monde réel suffit, inutile d’en rajouter. L’écrivain sait aussi doser les climats, ménager des répits au lecteur et, tout en militant pour un journalism­e exigeant, esquisser de belles histoires d’amour.

Après avoir tourné la dernière page de son roman, on voit donc le monde autrement. Et la station balnéaire de Marbella a perdu à jamais son innocence.

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(AFP PHOTO/RAYMOND ROIG) L’héroïne du roman de Jorge Zepeda Patterson tombe très jeune dans les filets de proxénètes dont l’avidité ne connaît aucune limite.
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Auteur | Jorge Zepeda Patterson
Titre | Milena ou le plus beau fémur du monde Traduction | De l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton
Editeur | Actes Sud Pages | 438
Genre | Polar Auteur | Jorge Zepeda Patterson Titre | Milena ou le plus beau fémur du monde Traduction | De l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton Editeur | Actes Sud Pages | 438

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