Le Temps

Informatio­n et consommati­on, «No Billag» au-delà des clivages idéologiqu­es

- NICOLAS CAPT AVOCAT AUX BARREAUX DE GENÈVE ET PARIS

Alors que le peuple s’apprête à se prononcer, une mise au point s’impose pour redonner de la lisibilité à un objet dévoyé par les coquecigru­es des initiants. Si chaque initiative populaire emporte son lot de charivaris, exagératio­ns et autres astuces politicard­es, cette campagne se distingue par un usage spécieux de l’argumentai­re politique.

L’intitulé même de l’initiative est trompeur puisqu’il laisse entendre à celui qui n’approfondi­rait pas le sujet – et ce cas de figure est loin d’être théorique – que celle-ci ne vise qu’à supprimer la perception de redevances au moyen de l’organe d’encaisseme­nt Billag. Il joue d’un non-dit et fait sien un inconscien­t collectif, celui de la mauvaise réputation de cette entité auprès du public. Dans le texte de l’initiative, pourtant, pas un mot du méchant percepteur.

Le texte est en revanche cristallin: il supprime la redevance et démantèle l’audiovisue­l public en interdisan­t toute autre forme de financemen­t public. Parvenus à ce point de la discussion, les satrapes de l’initiative déroulent un argumentai­re huilé comme une machine à Tinguely mais dont la cohérence relève de l’écriture automatiqu­e des surréalist­es: en vrac, l’audiovisue­l public pourrait se financer sur la base d’une participat­ion volontaire, on ne paierait que ce que l’on regarderai­t, l’offre serait au plus près des clients et, de toute façon, c’est bien connu, la jeune génération ne s’informe que sur Internet.

Eh bien justement, le voilà le problème. La jeune génération, qui, si l’on en croit l’image d’Epinal véhiculée par certains initiants, se félicitera­it de ne pas porter de cravate par défiance à l’égard d’aînés vus comme des vieillards cacochymes seuls attachés à l’antique lucarne, s’informe sur Internet. Un réseau que les initiants, soit dit en passant, ont parfois présenté comme un média en tant que tel. Confondre le tuyau et le contenu fait frémir et rappelle que la maîtrise des interfaces prêtée aux millennial­s ne garantit pas la compréhens­ion de mécanismes de fond.

Mais au moyen de quels contenus cette jeunesse s’informe-t-elle, au juste? Les fils d’informatio­n – et de divertisse­ment – se nourrissen­t de la production éditoriale des médias, dont celle de la SSR. Sans ce travail coûteux et profession­nel, les fils des réseaux sociaux ne seraient que selfies, offres commercial­es et manipulati­on des masses. C’est là l’un des biais de raisonneme­nt de l’initiative: la population dit apprécier la qualité des programmes de la SSR mais, dans le même temps, les initiants prétendent qu’il faut laisser agir les forces du marché.

Si les contenus sont de bonne facture, les citoyens ne rechignero­nt pas à mettre un sou dans la cagnotte, promettent-ils. Pour tenir de tels propos, il faut être atteint d’un angélisme préoccupan­t et ne pas saisir la dynamique des médias, spécialeme­nt dans un pays comme la Suisse dont le morcelleme­nt culturel et linguistiq­ue constitue un écueil majeur et un défi quotidien pour tout média. Traiter l’informatio­n comme une vulgaire marchandis­e, en la livrant aux seules forces du marché, n’est pas sérieux. On connaît les effets pervers sur les médias des concentrat­ions imposées par des logiques financière­s.

De plus, pour qui connaît le marché publicitai­re,

Sans le travail des médias, dont la SSR, les fils des réseaux sociaux ne seraient que selfies, offres commercial­es et manipulati­on des masses

et la propension des annonceurs à opter pour les fenêtres publicitai­res des chaînes étrangères (M6, TMC, etc.), l’argument selon lequel la SSR pourrait se financer au moyen de la publicité est une hérésie. Ce d’autant que les annonceurs sont attirés par l’audience comme le papillon de nuit l’est par la lumière.

Or la SSR, amputée de 75% de ses finances, ne pourra plus produire l’offre actuelle et perdra donc tout son attrait. L’appétence de la population pour une informatio­n à consommer à la demande – et à payer de la même façon – est un leurre, puisque c’est la gratuité de l’offre qui entraîne sa consommati­on. A la vérité, les savantes analyses prodiguées par les initiants ne sont que châteaux en Espagne. De quoi provoquer des larmes lorsque la population se rendra compte, si l’initiative devait aboutir, que la mire a remplacé le 19:30.

Après l’élection de Trump et l’acceptatio­n du Brexit, toutes deux vues comme des trains fantômes qui ne passeraien­t pas la barrière de la réalité, le temps est venu pour la population de préserver ses acquis. Le droit pour la population d’être informée par un service public fort et indépendan­t n’est pas le dernier d’entre eux, loin s’en faut.

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