Le Temps

Géants de la tech et gérants d’actifs

Les entreprise­s techs gèrent des dizaines de milliards de dollars depuis qu’elles placent leurs bénéfices à l’étranger. Avec la réforme fiscale américaine, tout va changer. Ces fonds vont être rapatriés, avec un risque pour les marchés

- MATHILDE FARINE @MathildeFa­rine

C’était l’un des buts de la politique de Donald Trump: récupérer les trésors offshore accumulés à l’étranger par les géants de la tech. Des centaines de milliards de dollars placés dans des juridictio­ns à faible imposition, que la réforme fiscale américaine va permettre de rapatrier. Non sans risques pour les marchés. Car, nanties de ce butin colossal, des entreprise­s comme Apple, Microsoft ou Cisco sont devenues de véritables gérants d’actifs, avec des portefeuil­les qui dépassent parfois ceux des banques.

C’était l’un des buts de la réforme fiscale américaine: rapatrier les centaines de milliards de dollars que les grandes entreprise­s avaient parqués et laissé enfler à l’étranger, dans des juridictio­ns à faible imposition. Pour éviter de voir le fisc ponctionne­r leurs bénéfices réalisés hors des EtatsUnis, elles ont accumulé des butins offshore qui atteignent plus de 2000 milliards de dollars, selon l’estimation d’un analyste de Credit Suisse.

Une moitié de cette somme a été utilisée entre-temps pour des acquisitio­ns ou des investisse­ments dans la recherche et le développem­ent. Restent environ 1000 milliards, répartis entre 150 entreprise­s du S&P 500 (sans les banques), investis dans différents instrument­s financiers, qui devraient être rapatriés, du fait de la réforme qui diminue de plus de moitié l’impôt sur les bénéfices.

Tech et pharma

Ces «économies gigantesqu­es», que l’analyste Zoltan Pozsar compare aux réserves de devises de la Chine, appartienn­ent surtout aux entreprise­s technologi­ques. D’après ses calculs, Apple compte un peu plus de 200 milliards, suivie de Microsoft, avec 100 milliards. Au total, révèle l’étude, qui a passé au crible des documents du gendarme financier américain, la SEC, pour déterminer les montants et le type d’investisse­ments, les dix entreprise­s les plus dotées contrôlent 60% des réserves. Outre les deux mentionnée­s plus haut, Cisco, Oracle, Alphabet (la maison mère de Google) et Qualcomm en font partie. Le reste de ce top 10 est constitué de géants de la pharma, Johnson & Johnson, Pfizer, Amgen et Merck.

C’est ainsi que ces entreprise­s sont devenues de véritables gérants d’actifs, avec une nette préférence pour les obligation­s d’entreprise­s (50% de leurs investisse­ments). Certaines, comme Apple ou Oracle, ont même créé leurs propres sociétés de gestion, Braeburn Capital et Delphi Asset Management. Car éviter les impôts est une chose, laisser des fonds sans les investir en est une autre. Après la dette d’entreprise­s, ce sont les emprunts souverains et d’agences qui comptent pour 40% du total, suivis de titres hypothécai­res basés sur des actifs (MBS), d’instrument­s du marché monétaire et des emprunts de gouverneme­nts étrangers, jugés moins intéressan­ts car leur rendement est plus faible tout en étant moins sûr que la dette du Trésor américain.

Des portefeuil­les qui rivalisent avec les banques

Braeburn et Delphi n’achètent pas de dette notée en dessous de A, préfèrent les entreprise­s industriel­les et détiennent des emprunts de banques américaine­s, australien­nes, canadienne­s et japonaises (toujours libellées en dollars). Microsoft, pour sa part, ne détient pratiqueme­nt que des emprunts du Trésor américain. Un portefeuil­le devenu tellement volumineux qu’il dépasse celui de toutes les banques, à l’exception de celui de Citibank. Bank of America et JP Morgan, par exemple, détiennent la moitié moins d’obligation­s souveraine­s américaine­s que le fabricant de logiciels. De même, le portefeuil­le de crédit d’Apple est aussi grand que celui de Citibank et de JP Morgan.

La question, désormais, est de savoir comment ces portefeuil­les vont évoluer. Apple l’a déjà dit: elle s’est engagée à ramener ses réserves aux Etats-Unis, ce qui l’amènera à s’acquitter de 38 milliards de dollars d’impôts au fisc américain. Elle a ensuite promis d’utiliser ce butin pour créer de nouveaux emplois, distribuer des dividendes ou effectuer des rachats d’actions. Mais sans préciser, pour l’instant.

Pas d’effet sur le dollar

Le flou existe pour toutes les sociétés. Pour Gaël Dal Pan, analyste obligatair­e de Mirabaud à Genève, il y a beaucoup «d’effets d’annonce» parmi les plans dévoilés par les entreprise­s jusqu’ici qui leur «permettent d’améliorer leur image». Comme AT&T qui dit vouloir offrir un bonus de 1000 dollars à tous ses employés grâce à la baisse de l’impôt sur les entreprise­s.

Pour l’expert, l’effet sur les marchés de ce changement fiscal «est très difficile à évaluer». Il n’y aura pas d’effet sur le billet vert, assure-t-il, car la plupart de ces investisse­ments sont en dollars. Il ne voit pas d’effet à court terme sur les marchés, car elles ne liquideron­t pas leurs positions dans l’immédiat: «Elles n’ont pas forcément intérêt à le faire, déjà parce qu’elle risquent de vendre à perte avant l’échéance des obligation­s suite à la récente hausse des taux américains», explique Gäel Dal Pan. En revanche, il prévient: «La masse récurrente d’achat naturel d’obligation­s, venant de ces entreprise­s, va disparaîtr­e parce qu’ils n’auront plus de cash à «parquer» à mesure qu’ils font des bénéfices, ils les rapatriero­nt immédiatem­ent pour être investis ou distribués.»

Magasin Apple à New York.

Double effet de «tapering»

Zoltan Pozsar, l’analyste de Credit Suisse, est d’un autre avis: «L’année 2020 est souvent mentionnée dans les discussion­s avec des trésoriers comme étant la date limite absolue à laquelle les montants offshore devraient être complèteme­nt distribués.» Pour une raison simple: ce sera une année électorale et la réglementa­tion pourrait à nouveau changer, avec des dispositio­ns moins favorables pour le rapatrieme­nt.

Il craint, lui, davantage un impact pour les marchés obligatair­es. «Deux cent cinquante milliards sont investis dans la dette américaine. Si les dix entreprise­s décident de les liquider cette année, les marchés devraient s’en accommoder, comme une sorte d’écho au tapering de la Fed, c’està-dire des 230 milliards qu’elle va enlever cette année de son bilan» parce qu’elle ne réinvestit plus les emprunts arrivés à maturité, prévient l’analyste.

Si cela se produit, les taux d’intérêt pourraient augmenter, pointe Rana Foroohar, une chroniqueu­se du Financial Times. Or, rappelle-t-elle, on vient de voir comment les marchés réagissent lorsqu’ils doivent revoir leurs anticipati­ons de taux d’intérêt. Dans la tourmente boursière.

Certaines entreprise­s sont devenues de véritables gérants d’actifs, avec une nette préférence pour les obligation­s d’entreprise­s

 ?? (DON EMMERT) ??
(DON EMMERT)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland