A Genève, un «Mariage de Figaro» qui prend (trop?) son temps
En ralentissant le rythme de la comédie de Beaumarchais, Joan Mompart, à la Comédie de Genève, en souligne la mélancolie gaie. Intéressant, mais, pour le moment, on passe à côté de la folle journée!
Une mélancolie gaie. C’est cette tonalité que propose Joan Mompart en dirigeant Le Mariage de Figaro en mode adagio, sinon largo. Oui, le plus bondissant metteur en scène romand transforme la pièce la plus remuante du répertoire français en échanges philosophiques sur l’âme humaine et les dessous de noces. Corps immobiles, ton posé, temps entre les répliques, regards complices, le tout dans un décor, des lumières et des costumes racés: avec cette réflexion autour de la liberté individuelle, on serait presque chez Sartre, ces jours, à la Comédie de Genève. Elégant et prenant, par moments. Mais le spectacle est bien trop lent pour restituer la folle journée voulue par Beaumarchais! Où est passé le tourbillon qui soulève les esprits et fomente la Révolution? Pensée comme un tour de passe-passe insolent, la partition supporte mal ce coup de frein marqué.
Joan Mompart a un univers – l’homme au centre, le coeur à gauche – et offre toujours une vision personnelle des pièces qu’il aborde. Le bateau ivre de Dario Fo, le cabaret masqué de Bertolt Brecht. On lui dit merci pour cet esprit frappeur. Et on comprend, bien sûr, ce qui, dans Le Mariage de Figaro, penche du côté de cette mélancolie gaie.
Le Comte (Juan Antonio Crespillo, plus hidalgo que jamais) est victime de son appétit insatiable. Il est le jouet de son désir qui toujours le porte vers de nouvelles proies, plus fraîches, plus «piquantes». Figaro, lui (Joan Mompart, le corps souple, une flamme dans le regard), nourrit un blues social. Le barbier devenu concierge sait qu’il est courageux, vertueux et plein d’habiletés, mais il sait aussi qu’il est né sans titres et que ce hasard de fortune le pénalise à vie. Les femmes, à qui Beaumarchais donne le beau rôle, connaissent également des contrariétés. Suzanne (Elodie Bordas, fine et forte) doit se battre contre le droit de cuissage que son maître veut réinstaurer, et la Comtesse (Marie Druc, formidablement fêlée) n’en peut plus de pardonner à son séducteur de mari. Joan Mompart a donc raison: au seuil des noces de Suzanne et Figaro, le quatuor qui mène le bal a la réjouissance voilée.
Une claque aux ego
Mais ce texte de 1778, c’est aussi, c’est d’abord, un magistral éclat de rire lancé à la face des ego. Pour servir ce dessein d’humilité, Beaumarchais orchestre une folle comédie tissée de quiproquos (mais qui donc est dans le boudoir de la Comtesse?), de travestissements (la maîtresse devient la soubrette) et de baudruches qu’on explose (le juge sot, joué par François Nadin, le fat Bartholo, par Christian Scheidt). Et puis, il y a de la tendresse, presque une pastorale, autour des premiers émois de Chérubin (Baptiste Gilliéron, excellent de fausse candeur) et Franchette (Charlotte Dumartheray, directe). Et de l’amour filial encore avec Marceline (subtile Christine Vouilloz) qui passe de l’amer à la mère. Bref, un tourbillon de sens et de sensations.
D’où une certaine frustration devant la proposition de Joan Mompart, qui se focalise tellement sur la joie blessée qu’il fait un sort à chaque réplique dans l’idée de débusquer le grincement sous la liesse. Souvent, dans cette quête de sincérité, les comédiens devisent sur un podium qui s’avance dans les travées. Ce parti de lenteur et de proximité est intéressant, mais il donne trop d’importance à des passages qui ne sont là que pour servir la mécanique comique du texte. Mécanique qui, du coup, peine à décoller…
Stratz-Toffolutti, le retour
Cela dit, on apprécie l’élégance de la proposition. La scénographie de Cristian Taraborrelli, les lumières de Jean-Philippe Roy, les costumes de Nathalie Matriciani et les perruques et maquillages de Cécile Kretschmar sont si soignés, si réussis qu’on se croirait revenu au temps de Claude Stratz et d’Ezio Toffolutti. On pense par exemple aux Acteurs de bonne foi, en 1992, avec déjà Jean-Philippe Roy à la lumière… A cet égard, la chambre de la comtesse baignée de clarté, son ample tunique couleur saumon, ou le ciel étoilé du dernier acte sont autant de ravissements qui cadrent avec le traitement délicat des personnages. Dans la scène de la parodie de justice, le miroir qui reflète l’image du public est un choix peut-être moins fin, mais, sinon, ce spectacle est un bonheur pour les yeux.
Et les oreilles? Elles sont charmées et stimulées par la présence en continu du violoncelliste Aurélien Ferrette. Ses airs baroques et ses bruitages commentent les situations avec tact et rappellent que Joan Mompart est aussi un excellent récitant de contes musicaux.
On le voit, il y a beaucoup de magie dans ce Mariage. Manquent un rythme plus farceur, plus joueur, une vraie joie, légère et non voilée, pour que la journée sage devienne une folle journée.
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jusqu’au 11 mars, Comédie de Genève, www.comedie.ch