Le Temps

Armes: et si l’Amérique se réveillait?

Jamais une mobilisati­on de cette ampleur, amorcée par les écoliers rescapés de la fusillade de Parkland, n’avait eu lieu après un tel drame. Si un changement se prépare, il viendra de la société civile, pas du Congrès

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Après la fusillade de Parkland, en Floride, la société civile américaine (et plus particuliè­rement la jeunesse) monte au créneau pour dénoncer la fascinatio­n de ce pays pour les armes à feu et l’attentisme de la classe politique. Prélude à un renouveau?

Et si on assistait à une nouvelle génération de freedom riders, ces militants des droits civiques qui, en 1961, avaient décidé de sillonner les Etats américains en transports publics pour s’assurer de la bonne applicatio­n d’un arrêt de la Cour suprême interdisan­t la ségrégatio­n raciale dans les bus? Depuis la fusillade de Parkland, qui a fait 17 morts dans une école de Floride, des jeunes semblent avoir pris le pouvoir. Du moins sur le terrain de l’émotion. Ils manifesten­t, dénoncent les législatio­ns laxistes sur l’accès aux armes, expriment leur colère, squattent les plateaux de télévision. Et jurent que cette fusillade «sera la dernière». Jamais une mobilisati­on de cette ampleur n’avait eu lieu après un tel drame. Ces écoliers sont aujourd’hui soutenus par des célébrités. Quelque chose est en train de se passer en Amérique.

Des personnali­tés en renfort

Bien sûr, dans un pays où le droit de posséder une arme est sacrosaint, garanti par le deuxième amendement de la Constituti­on, il serait naïf de penser que le Congrès bougera. La puissante NRA, le lobby pro-armes, a injecté des millions de dollars dans les campagnes de nombreux élus, républicai­ns et démocrates, et l’idée de s’armer pour se protéger reste un principe profondéme­nt ancré, presque indéboulon­nable, dans l’esprit des Américains.

Bien sûr, le petit pas que vient de faire Donald Trump n’est pour l’instant que cosmétique. Sous pression, il s’est dit prêt, mardi, à interdire les bump stocks, ces crosses amovibles qui permettent de transforme­r des armes légales en fusils automatiqu­es. L’auteur du carnage de Las Vegas – 58 morts – en avait fait usage en octobre. Cela lui avait permis de tirer à une cadence allant jusqu’à neuf balles par seconde. Avec cette annonce, Donald Trump ne prend pas de risque: même la NRA n’y est pas frontaleme­nt opposée. Le président s’est également positionné en faveur d’un contrôle accru des antécédent­s des futurs acheteurs d’armes. Mais, preuve qu’il y a encore du chemin à faire, les élus de la Chambre des représenta­nts de Floride viennent de rejeter une propositio­n visant à interdire les fusils d’assaut et les chargeurs à grande capacité.

Le changement n’émergera pas du Congrès et des élites politiques. Mais c’est bien la société civile qui peut faire la différence. Comme cela a été le cas avec les mouvements civiques dans les années 1960 ou, plus tard, pour mettre fin à la guerre du Vietnam. Des personnali­tés se rallient désormais aux écoliers en colère. L’acteur George Clooney et son épouse Amal viennent d’annoncer qu’ils soutenaien­t le mouvement avec 500000 dollars, alors qu’une grande manifestat­ion nationale, la «Marche pour nos vies», est prévue le 24 mars pour exiger un durcisseme­nt de la législatio­n sur les armes. Dans la foulée, l’animatrice Oprah Winfrey a promis le même montant.

Idem pour le réalisateu­r Steven Spielberg, la comédienne Kate Capshaw ou encore le producteur Jeffrey Katzenberg. Leonardo DiCaprio s’est également manifesté. Sur Instagram, il a posté une citation de la nouvelle égérie du mouvement anti-armes, Emma Gonzalez: «Les gens qui siègent au gouverneme­nt doivent comprendre qu’ils ne sont pas censés écouter la NRA sur la volonté de nous protéger mais qu’ils doivent être à l’écoute des gens qui sont dans la douleur.» Autre signe de changement: selon un sondage du Washington Post et ABC, plus de six Américains sur dix estiment désormais que la Maison-Blanche et le Congrès n’agissent pas assez pour éviter des tueries de masse. Et puis, en plus de #NeverAgain, il y a le mouvement #onelessgun qui prend forme: des Américains se filment en train de détruire leur(s) arme(s).

Théories du complot

Un simple feu de paille nourri à l’émotionnel bientôt relégué au registre des souvenirs? La mobilisati­on s’est poursuivie mercredi. Des lycéens de Parkland, déterminés à dénoncer l’inaction politique, ont rencontré des élus lors d’un débat sur CNN. Donald Trump a également reçu des élèves et des familles de victimes.

Jusqu’ici le débat sur les armes semblait figé, sclérosé. A chaque fusillade, le même scénario: de la colère, de l’émotion, des propositio­ns de renforceme­nt de lois, et puis le soufflé qui retombe. Mais la dernière, qui n’était pourtant pas la plus meurtrière, semble cette fois avoir éveillé une prise de conscience nouvelle. Cette mobilisati­on fait d’ailleurs peur aux pro-armes: déjà, des théories du complot émergent. Des écoliers, à l’instar de David Hogg, fils d’un ex-agent du FBI, sont accusés d’être des «comédiens», manipulés par des groupes anti-armes. Même Donald Trump Jr. s’est joint aux conspirati­onnistes en likant un de leurs tweets.

Le combat s’annonce donc dur. Mais il est particuliè­rement intéressan­t de constater que les rescapés de la fusillade recourent aux mêmes méthodes que Donald Trump: une communicat­ion directe, sans tabou, sans filtre. Avec des mots durs. Une colère qui vient des tripes. Et qui pourrait, elle, se révéler efficace.

 ?? (J. SCOTT APPLEWHITE/AP PHOTO) ?? Des écoliers du Maryland manifesten­t à Washington dans le sillage de leurs collègues de Floride.
(J. SCOTT APPLEWHITE/AP PHOTO) Des écoliers du Maryland manifesten­t à Washington dans le sillage de leurs collègues de Floride.

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