Mai 1968: un sujet plus que jamais polémique
1968-2018: un cinquantenaire qui remue des souvenirs ou de la colère, suivant à qui on s’adresse. Cette année-là mérite-t-elle d’être commémorée? Si la fin des années 1960 marque en effet une rupture dans un monde sorti meurtri de la guerre, si elle consacre l’avènement des générations nées après 1945, les événements qui en furent les symboles s’égrènent souvent sur plusieurs années. Il n’empêche: le mois de mai parisien par sa violence protéiforme, à la fois sociale et culturelle, ouvrière et universitaire, reste un étendard emblématique d’une révolte qui conditionne encore notre actualité.
Le mouvement «soixante-huitard» est en réalité complexe. Il résulte de la crise qui s’empare des sociétés occidentales (mais Prague s’enflamme aussi) alors que la croissance économique qui a suivi la guerre s’essouffle et que la société de consommation se heurte à des rigidités sociales que les jeunes ne tardent pas à critiquer. Pour eux, l’Etat libéral, providentiel et démocratique construit après la guerre n’aurait nullement guéri la société de ses pathologies autoritaires ancestrales.
Il s’agit de créer une liberté authentique, libérée d’un passif que la prospérité ambiante aurait occulté. La dénazification en Allemagne a-t-elle été menée à son terme? Qu’en est-il de la décolonisation? L’Etat ne bridet-il pas la créativité dans son traditionalisme petit-bourgeois? Cette modernité prétendument heureuse ne camoufle-t-elle pas un malaise profond? L’égalité démocratique n’est-elle pas bafouée? Qu’en est-il des rapports entre l’humain et la nature? Entre l’homme et la femme? Il faut penser autrement, viser l’émancipation de l’individu au-delà de sa liberté corsetée dans des comportements archaïques…
Sous des oripeaux tantôt anarchistes, maoïstes, trotskistes, spontanéistes ou encore situationnistes, la jeunesse se réveille sous les accords planants d’une musique psychédélique imaginée dans les pays anglo-saxons. De nouveaux courants politiques sortent de terre: l’écologisme, le féminisme, le tiers-mondisme, qui contribuent à refaçonner une gauche accusée d’avoir abdiqué devant le capitalisme. Les «nouveaux mouvements sociaux» véhiculent les aspirations d’une société qui doit se réconcilier avec elle-même contre des institutions, à leurs yeux, encroûtées: en Suisse, le nombre des initiatives explose.
Cette nouvelle gauche, si elle échoue à prendre le pouvoir, bouleverse les fonctionnements sociétaux: l’éducation, les rapports entre les sexes, le tout au nom d’un individu triomphant, «libéré». Andy Warhol promet en 1965 à chacun son quart d’heure de gloire… Les frontières de toute nature sont abolies, l’individualisme est né. C’est l’héritage laissé par cette société qui est contesté aujourd’hui: en lui résideraient les ferments de dissolution du corps social que l’on croit remarquer. Il est vrai que, comme le suggérait l’anarchiste Max Stirner, redécouvert durant ces années-là, l’individu est devenu sa propre fin. La liberté n’a plus de limite, l’égalité non plus.
Les conséquences politiques sont considérables. La gauche se fait plus vindicative, un syndicalisme d’obédience révolutionnaire secoue la social-démocratie et refuse les compromis avec les «bourgeois». Mais 1968 ne se réduit pas à cette lecture, la plus connue. Cette liberté réinventée appelle d’autres interprétations. La «nouvelle» gauche convoque une «nouvelle» droite qui, contre l’esprit libertaire en vogue, critique à son tour le libéralisme et l’Etat, mais à fronts renversés: la nation est ressuscitée comme contrepoids à l’individualisme ambiant.
Mais une autre réaction apparaît, plus forte et souvent oubliée: le néolibéralisme si souvent attaqué ne s’abreuve-t-il pas aussi à l’esprit de liberté que fait souffler 1968? Comme les anarcho-capitalistes d’antan, les «néolibéraux» veulent également une liberté absolue, dans tous les domaines: la liberté oui, mais aussi de faire de l’argent! Ces deux libertés vont dès lors s’affronter à partir des années 1980 avec l’Etat «traditionnel» comme arbitre. Mais un Etat affaibli par les remises en question venues des deux camps. La compréhension de 1968 est condamnée à sombrer dans le folklore hippie si elle n’est pas tamisée par cette dialectique inédite, née dans la même matrice générationnelle.
Les années 1990, postcommunistes, pousseront à son paroxysme les contradictions des années 1960. Aiguillonnée par la mondialisation économique et technologique, puis par la crise des années 2008-2009, la liberté, «néo» ou libertaire, est désormais mise sous pression par cette droite autrefois «nouvelle», longtemps refoulée et aujourd’hui renvoyée à un vague de populisme, mais aussi à gauche, sous la forme d’un retour du communautarisme. Sous la surveillance du techno-humanitarisme des enfants de 1968, Bill Gates en tête… Les démocraties modernes sont provoquées: comment conserver les apports protéiformes des années 1960 sans leurs dérives? 1968 dicte encore notre agenda politique…
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Comme le suggérait l’anarchiste Max Stirner, redécouvert durant ces années-là, l’individu est devenu sa propre fin. La liberté n’a plus de limite, l’égalité non plus