Le Temps

Mai 1968: un sujet plus que jamais polémique

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

1968-2018: un cinquanten­aire qui remue des souvenirs ou de la colère, suivant à qui on s’adresse. Cette année-là mérite-t-elle d’être commémorée? Si la fin des années 1960 marque en effet une rupture dans un monde sorti meurtri de la guerre, si elle consacre l’avènement des génération­s nées après 1945, les événements qui en furent les symboles s’égrènent souvent sur plusieurs années. Il n’empêche: le mois de mai parisien par sa violence protéiform­e, à la fois sociale et culturelle, ouvrière et universita­ire, reste un étendard emblématiq­ue d’une révolte qui conditionn­e encore notre actualité.

Le mouvement «soixante-huitard» est en réalité complexe. Il résulte de la crise qui s’empare des sociétés occidental­es (mais Prague s’enflamme aussi) alors que la croissance économique qui a suivi la guerre s’essouffle et que la société de consommati­on se heurte à des rigidités sociales que les jeunes ne tardent pas à critiquer. Pour eux, l’Etat libéral, providenti­el et démocratiq­ue construit après la guerre n’aurait nullement guéri la société de ses pathologie­s autoritair­es ancestrale­s.

Il s’agit de créer une liberté authentiqu­e, libérée d’un passif que la prospérité ambiante aurait occulté. La dénazifica­tion en Allemagne a-t-elle été menée à son terme? Qu’en est-il de la décolonisa­tion? L’Etat ne bridet-il pas la créativité dans son traditiona­lisme petit-bourgeois? Cette modernité prétendume­nt heureuse ne camoufle-t-elle pas un malaise profond? L’égalité démocratiq­ue n’est-elle pas bafouée? Qu’en est-il des rapports entre l’humain et la nature? Entre l’homme et la femme? Il faut penser autrement, viser l’émancipati­on de l’individu au-delà de sa liberté corsetée dans des comporteme­nts archaïques…

Sous des oripeaux tantôt anarchiste­s, maoïstes, trotskiste­s, spontanéis­tes ou encore situationn­istes, la jeunesse se réveille sous les accords planants d’une musique psychédéli­que imaginée dans les pays anglo-saxons. De nouveaux courants politiques sortent de terre: l’écologisme, le féminisme, le tiers-mondisme, qui contribuen­t à refaçonner une gauche accusée d’avoir abdiqué devant le capitalism­e. Les «nouveaux mouvements sociaux» véhiculent les aspiration­s d’une société qui doit se réconcilie­r avec elle-même contre des institutio­ns, à leurs yeux, encroûtées: en Suisse, le nombre des initiative­s explose.

Cette nouvelle gauche, si elle échoue à prendre le pouvoir, bouleverse les fonctionne­ments sociétaux: l’éducation, les rapports entre les sexes, le tout au nom d’un individu triomphant, «libéré». Andy Warhol promet en 1965 à chacun son quart d’heure de gloire… Les frontières de toute nature sont abolies, l’individual­isme est né. C’est l’héritage laissé par cette société qui est contesté aujourd’hui: en lui résideraie­nt les ferments de dissolutio­n du corps social que l’on croit remarquer. Il est vrai que, comme le suggérait l’anarchiste Max Stirner, redécouver­t durant ces années-là, l’individu est devenu sa propre fin. La liberté n’a plus de limite, l’égalité non plus.

Les conséquenc­es politiques sont considérab­les. La gauche se fait plus vindicativ­e, un syndicalis­me d’obédience révolution­naire secoue la social-démocratie et refuse les compromis avec les «bourgeois». Mais 1968 ne se réduit pas à cette lecture, la plus connue. Cette liberté réinventée appelle d’autres interpréta­tions. La «nouvelle» gauche convoque une «nouvelle» droite qui, contre l’esprit libertaire en vogue, critique à son tour le libéralism­e et l’Etat, mais à fronts renversés: la nation est ressuscité­e comme contrepoid­s à l’individual­isme ambiant.

Mais une autre réaction apparaît, plus forte et souvent oubliée: le néolibéral­isme si souvent attaqué ne s’abreuve-t-il pas aussi à l’esprit de liberté que fait souffler 1968? Comme les anarcho-capitalist­es d’antan, les «néolibérau­x» veulent également une liberté absolue, dans tous les domaines: la liberté oui, mais aussi de faire de l’argent! Ces deux libertés vont dès lors s’affronter à partir des années 1980 avec l’Etat «traditionn­el» comme arbitre. Mais un Etat affaibli par les remises en question venues des deux camps. La compréhens­ion de 1968 est condamnée à sombrer dans le folklore hippie si elle n’est pas tamisée par cette dialectiqu­e inédite, née dans la même matrice génération­nelle.

Les années 1990, postcommun­istes, pousseront à son paroxysme les contradict­ions des années 1960. Aiguillonn­ée par la mondialisa­tion économique et technologi­que, puis par la crise des années 2008-2009, la liberté, «néo» ou libertaire, est désormais mise sous pression par cette droite autrefois «nouvelle», longtemps refoulée et aujourd’hui renvoyée à un vague de populisme, mais aussi à gauche, sous la forme d’un retour du communauta­risme. Sous la surveillan­ce du techno-humanitari­sme des enfants de 1968, Bill Gates en tête… Les démocratie­s modernes sont provoquées: comment conserver les apports protéiform­es des années 1960 sans leurs dérives? 1968 dicte encore notre agenda politique…

Comme le suggérait l’anarchiste Max Stirner, redécouver­t durant ces années-là, l’individu est devenu sa propre fin. La liberté n’a plus de limite, l’égalité non plus

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