Le Temps

Une Europe à remonter le temps

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

La Venice Time Machine veut nous faire visiter virtuellem­ent la Cité des Doges à travers l’espace et le temps, grâce à l’exploitati­on de millions de documents historique­s. Le projet, rejoint désormais par des dizaines de villes européenne­s, vise un financemen­t jackpot de 1 milliard

C’est une machine à remonter le temps qui a un oeil tourné vers le passé et un autre vers le futur. Vers le passé parce qu’il s’agit de la nature même de la Venice Time Machine (VTM), vaste projet lancé en 2012 visant à reconstrui­re, à partir de millions de documents historique­s, une Venise numérique qu’il sera, un jour, possible d’explorer géographiq­uement et temporelle­ment, sur une période de mille ans. «Un Google Maps et un Facebook du passé» de la cité italienne, comme aime à la qualifier Frédéric Kaplan, directeur du Laboratoir­e d’humanités digitales à l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL) et maître artisan de ce programme scientifiq­ue en collaborat­ion avec l’Université Ca’ Foscari de Venise.

Mais la machine au strabisme temporel lorgne aussi vers l’avenir. Un avenir aux couleurs de l’Europe, puisque le projet est candidat pour devenir un nouveau «FET Flagship», l’un de ces super-projets scientifiq­ues financés à hauteur de 1 milliard d’euros sur dix ans par l’Union européenne (UE) et les pays participan­ts. Le Human Brain Project (qui vise à simuler sur ordinateur le fonctionne­ment du cerveau) et l’initiative Graphene (ayant pour objectif de développer des applicatio­ns autour de ce nouveau matériau) sont des FET Flagships depuis 2013. L’UE souhaite sélectionn­er un ou deux nouveaux projets en 2020.

Anticiper l’avenir

«Nous venons de déposer le dossier de candidatur­e aujourd’hui même [le 20 février, ndlr], souffle Frédéric Kaplan. La VTM en est à une période charnière. Le projet va changer d’échelle et former un réseau européen.» Dans une tribune publiée notamment par Le Temps en 2016, le spécialist­e appelait à construire la première «Time Machine» européenne. «Les progrès de la robotique et de l’intelligen­ce artificiel­le permettent d’envisager une infrastruc­ture à l’échelle du continent pour numériser, analyser, reconstitu­er notre patrimoine millénaire. […] Les Big Data nous promettent une société où nous pourrions anticiper l’avenir, grâce à la puissance de calcul des superordin­ateurs et la collecte massive de données», écrivait-il.

L’idée de mettre en place une infrastruc­ture capable de numériser, cartograph­ier et classer les milliards de documents historique­s européens a séduit. Environ 150 partenaire­s européens répartis dans 32 pays ont répondu présent. De fait, il n’y aura plus une unique Venice Time Machine, mais aussi une Amsterdam Time Machine, ainsi qu’une à Paris, une autre à Dresde, Naples ou encore Budapest. En tout, des dizaines de villes qui, comme Venise, possèdent des kilomètres d’archives qui attendent de révéler leurs secrets. Mais pas question de voir Venise comme la locomotive du projet. «Venise n’est mentionné dans le dossier de candidatur­e que comme une des initiative­s parmi les autres, assure Frédéric Kaplan. Avec nos cinq ans d’expérience avec la VTM, nous avons montré la faisabilit­é du projet, un peu comme le Blue Brain avait préfiguré le Human Brain Project (HBP), plus étendu.»

L’exemple arrive à point nommé: le HBP avait été secoué en 2014 par la fronde d’une partie de la communauté des neuroscien­tifiques, qui critiquait notamment certains abus d’autorité dans sa gouvernanc­e. «La structure de la Time Machine européenne est fondamenta­lement horizontal­e, avec une grande autonomie régionale», promet Frédéric Kaplan.

Robot-scanner

En quoi consistera cette machine à remonter le temps, si elle se concrétise en tant que FET Flagship? Les parties prenantes vont développer de nouvelles technologi­es pour numériser tout ce papier. Dans le projet vénitien, les scientifiq­ues ont ainsi conçu un scanner robotique autonome qui peut tourner les pages d’un livre. Ou encore un autre robot capable de scanner des pages ou des lettres sans ouvrir le livre ou l’enveloppe, un atout précieux lorsqu’il s’agit de documents abîmés.

Une fois la numérisati­on effectuée, encore faut-il comprendre le contenu des écrits. C’est pourquoi des logiciels ont également été développés afin d’identifier, après une période d’apprentiss­age, non seulement les écritures manuscrite­s, mais aussi certaines abréviatio­ns. Enfin, pour disséminer ce patrimoine aux historiens et au grand public, des outils vont aussi voir le jour, à l’image d’un moteur de recherche nommé Canvas attendu pour juin. Sans entrer dans les détails, Frédéric Kaplan le décrit comme «un Google open source et européen, porte d’entrée vers […] notre patrimoine millénaire». Et si la promesse que tout un chacun puisse visiter Venise, façon Google Earth, avec une notion temporelle en sus, était bel et bien tenue?

Reste la science. Nombre de voix se sont élevées pour critiquer la VTM à ses débuts: peu de cadrage, un nombre de publicatio­ns modeste au vu de la taille du projet… Des critiques aujourd’hui balayées par le responsabl­e: en plus des quatre à cinq publicatio­ns annuelles sur les composante­s de la VTM, de nombreux résultats doivent être présentés lors d’un congrès à Mexico ce printemps. Le nombre ne fera ensuite qu’augmenter. «Nous espérons qu’au moins une centaine de nouveaux articles pourront être publiés dans les cinq prochaines années sur la base des données du projet Time Machine», conclut Frédéric Kaplan.

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(FOTOTECA GILARDI) la Venice Time Machine veut reconstrui­re, à partir de documents historique­s, une Venise numérique.

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