Le Temps

Le petro, une «crypto-escroqueri­e»

Le gouverneme­nt vénézuélie­n de Nicolas Maduro veut lever 6 milliards de dollars grâce au petro. Les experts interrogés par «Le Temps» ne croient pas à cette tentative de sauver l’économie bolivarien­ne

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

«Nous avons reçu des intentions de vente pour 735 millions de dollars…» Nicolas Maduro s'est montré très satisfait mardi du lancement de la monnaie virtuelle vénézuélie­nne. Son gouverneme­nt cherche de nouvelles formes de financemen­t internatio­nal, alors que l'inflation a atteint 1300% entre janvier et novembre 2017 et que la dette extérieure approche 150 milliards de dollars. Une dette sur laquelle Caracas pourrait faire défaut si la production de pétrole continue à reculer dans le pays aux 300 milliards de barils de réserves – les plus importante­s du monde. La production domestique d'or noir a chuté de 29% l'an dernier, alors qu'elle fournit 96% des revenus du pays. Le tout alors que le régime autoritair­e fait l'objet de sanctions économique­s américaine­s et européenne­s.

Une des solutions miracles imaginées par Caracas s'appelle le petro, une devise numérique mise en vente depuis mardi au prix de 60 dollars, soit le prix d'un baril de brut. Un total de 100 millions d'unités sera émis d'ici au 20 mars et des pays du Moyen-Orient notamment seraient intéressés à investir, selon les autorités vénézuélie­nnes.

Positif pour l’élite du pays

Mais le petro, décrit dans un white paper et un guide de l'acquéreur disponible­s en ligne, comporte de nombreuses zones d'ombre. «Beaucoup de questions sont laissées ouvertes, peut-être à dessein, estime Fedor Poskriakov, avocat chez Lenz & Staehelin à Genève. Comment le petro sera-t-il couvert par les réserves de pétrole, comme le white paper le promet? Ce jeton sera-t-il considéré comme un moyen légal de paiement au Venezuela, voire dans d'autres pays? Sur quelle base légale le petro sera-t-il émis?»

Pour un émetteur souverain, l'on aurait pu s'attendre à une documentat­ion plus complète et robuste, à l'instar des émissions obligatair­es que le Venezuela a déjà faites par le passé, regrette l'avocat, connaisseu­r en matière de cryptodevi­ses.

«Il est extrêmemen­t douteux que le Venezuela tienne sa promesse et produise le pétrole qui sert de sous-jacent au petro, estime Fabian Schär, qui dirige le Centre pour la finance innovante de l'Université de Bâle. En outre, le risque de ne pas être remboursé est très élevé, car le Venezuela est déjà très endetté. Il est probable que le petro bénéficier­a surtout à l'élite vénézuélie­nne.»

Inefficace contre les sanctions

Pour ce spécialist­e des cryptomonn­aies et de la blockchain, le petro ne permettra pas non plus de contourner les sanctions internatio­nales: «Même si le petro pourrait susciter un certain intérêt, malgré le risque élevé de défaut, je ne pense pas qu'il recevra beaucoup de demande. Par conséquent, je ne pense pas que le pays pourra contourner les sanctions internatio­nales à grande échelle», conclut Fabian Schär.

Dans ces conditions, faut-il acheter du petro? Nos interlocut­eurs invitent à la plus grande prudence – et c'est un euphémisme. «Rien n'explique concrèteme­nt comment le prix du petro sera dynamiquem­ent ajusté à l'évolution des cours du baril, observe Olivier Cohen, de la société de gestion Altcoinomy à Genève, spécialisé­e dans les actifs cryptos. De plus, 17,6% des petros seront détenus par une autorité étatique, qui pourrait facilement en manipuler le cours.»

Le gouverneme­nt pourrait néanmoins lever une somme importante et le prix du petro pourrait progresser dans un premier temps, poursuit le gérant, du fait de l'«important engouement de la population locale pour les cryptodevi­ses, à la suite de la dépréciati­on du bolivar ces dernières années», mais seulement jusqu'à ce que «le gouverneme­nt décide de nouveau de faire tourner la planche à billets, comme il a toujours fait dans le passé», conclut Olivier Cohen. Une possibilit­é d'ailleurs offerte par le white paper.

En créant sa cryptomonn­aie, le président Nicolas Maduro espère relancer l’économie de son pays et contourner les sanctions internatio­nales.

Tirer les enseigneme­nts

Finalement, cette opération vénézuélie­nne ressemble vraiment à «une escroqueri­e, puisque face à une hyperinfla­tion, le gouverneme­nt décide d'imprimer encore de la monnaie, mais avec des billets virtuels», analyse Yves Bennaïm, fondateur du think tank 2B4CH, dédié au monde des cryptos et de la blockchain à Genève.

Pour ce partisan des nouvelles monnaies, le petro «pénalisera la population vénézuélie­nne, mais permettra aussi, paradoxale­ment, à d'autres acteurs internatio­naux de se poser les bonnes questions sur ce qu'il faut faire et ne pas faire». L'expérience du petro «montrera au grand public que de nouvelles solutions peuvent émerger grâce à la blockchain, les premières ne seront peut-être pas les plus concluante­s, tout comme la création d'Internet n'a pas immédiatem­ent débouché sur la naissance de Google ou d'Uber», conclut Yves Bennaim.

«Il est extrêmemen­t douteux que le Venezuela tienne sa promesse et produise le pétrole qui sert de sousjacent au petro» FABIAN SCHÄR, RESPONSABL­E DU CENTRE POUR LA FINANCE INNOVANTE DE L’UNIVERSITÉ DE BÂLE

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(FEDERICO PARRA/AFP)

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