Le Temps

LES MUSÉES FACE AUX CLICHÉS

- PAR JULIE RAMBAL @julie_rambal

Pour comprendre une époque et ses fantasmes, il y a les livres dans les bibliothèq­ues, mais aussi les musées, qui s’inscrivent de plus en plus dans une relecture vivifiante de leurs oeuvres, à la lumière des débats actuels. Ou quand le mouvement #MeToo bouscule la culture muséale

◗ Le 26 janvier dernier, le musée national britanniqu­e Manchester Art Gallery décrochait en grande pompe Hylas et les nymphes, l’un des joyaux de sa collection, peint e n 1 889 par John W. Waterhouse. Et scotchait à la place de l’oeuvre représenta­nt le guerrier mythologiq­ue séduit par des préadolesc­entes aux seins naissants, une affiche au message percutant: «Ce musée présente le corps des femmes comme des formes passives décorative­s, ou comme des f emmes f atales. Remettons en cause ce fantasme victorien. Ce musée existe dans un monde traversé par des questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment l esoeuvres d’artpeuvent-elles nous parler d’une façon plus contempora­ine et pertinente?»

Le public avait la possibilit­é de griffonner des éléments de réponse à cette interrogat­ion sur des post-it à coller au mur. Apprenant qu’un musée avait osé escamoter une oeuvre, certains avaient illico crié à la censure, sans avoir mis une semelle dans le lieu, et lancé l’inévitable pétition web réclamant le retour d’Hylas et de ses nymphettes…

Agitation inutile puisqu’il ne s’agissait en réalité que d’une performanc­e de l’artiste Sonia Boyce; « de l’art en action » , selon ses termes, destiné à interroger la représenta­tion des femmes dans le préraphaél­isme, à l’aune du mouvement #MeToo.

LIEU D’EXPLORATIO­N

Depuis, le joyau a retrouvé son clou et l’oeil enamouré des visiteurs. Et l’artiste, spécialist­e des performanc­es imitant la censure pour mieux interroger le regard, est en train de créer une oeuvre incluant les réactions du public, qui sera exposée en mars à la Manchester Art Gallery. «Certains musées se considèren­t comme un lieu d’exploratio­n des nouvelles significat­ions et relations entre le public et l’art, expliquait- elle récemment dans The Guardian.

Dans mon esprit, le passé ne s’arrête jamais, et le travail de l’art contempora­in consiste de plus en plus à étudier comment l’art croise la société contempora­ine.»

L’artiste a d’ailleurs déjà organisé plusieurs débats à la Manchester Art Gallery, questionna­nt notamment le public sur la différence de perception entre peinture mythologiq­ue et photograph­ie: «Les participan­ts se sont souvenus de la confiscati­on par la police, en 2009, à la Tate Modern, d’une oeuvre photograph­ique de Richard Prince représenta­nt l’actrice et mannequin Brooke Shields, âgée de 10 ans, posant le buste nu et huilé dans une baignoire. Y aurait-il un hiatus entre l’histoire classique et l’image documentai­re pour que nous jugions l’objet charmant d’un côté, et si problémati­que qu’il faille le rendre illégal de l’autre?»

REDÉCOUVRI­R LES OEUVRES

La société contempora­ine est en train de bousculer les codes du Vieux Monde, et avec lui ses représ e ntati ons, j usque dansles musées. Le camp du «c’était mieux avant» aime y dénoncer une nouvelle censure, tandis que les profession­nels, eux, se réjouissen­t d’ouvrir ainsi l e débat. « Les musées sont des lieux chauds du symbolisme, il est donc normal que les discussion­s actuelles se reportent sur leurs images, affirme l’historienn­e de l’art Laurence Bertrand Dorléac. Les musées sont également des lieux de mémoire et de débats, et pas seulement de jouissance esthétique. Or cela faisait l ongtemps que bien des oeuvres n’étaient plus regardées. Ce mouvement est très intéressan­t car il donne aux musées une vocation plus contempora­ine. D’ailleurs, beaucoup sont en train de s’interroger sur les présentati­ons de leurs collection­s.»

L’historienn­e évoque ainsi le Rijksmuseu­m d’Amsterdam qui a modifié, en 2015, certains termes de ses cartels jugés offensants. «C’est la première fois qu’un musée remettait en cause des termes sexistes ou xénophobes. Ils ont constaté par exemple que 132 descri ptions i ncluaient l e mot «nègre». La directrice a estimé qu’il était très facile de changer cela, d’autant que ces titres sont rarement ceux de l’artiste, et ont été donnés a posteriori, par les acheteurs. Une oeuvre intitulée

Jeune femme nègre est ainsi devenue Femme à l’éventail. Le musée a également identifié 23 termes problémati­ques: «exotique», «sauvage», «mahométan»… Ils ont renommé les cartels, en laissant une trace des anciens, pour témoigner du chemin parcouru.»

MISE EN PERSPECTIV­E

Au Musée Eugène-Delacroix, à Paris, l’exposition Imaginaire­s et représenta­tions de l’Orient, ques

tions de regard(s), qui se déroule jusqu’au 2 avril, interroge également les fantasmes de l’orientalis­me. Celle-ci a été conçue en partenaria­t avec la Fondation Lilian Thuram- Education contre l e racisme, qui a réorganisé l’accrochage des oeuvres du peintre romantique et de ses amis artistes. «Le but était de montrer qu’une constructi­on fait toujours partie de l’imaginaire de son époque, explique Dominique de FontReaulx, conservate­ur général du patrimoine et directrice du musée. Les oeuvres d’art ne sont pas des objets morts, et continuent de participer à nos vies. N’oublions pas que, à l’origine, ces lieux ont été créés pour offrir un accès à la culture au plus grand nombre, et ce qui se passe actuelleme­nt redonne aux musées leur fonction première, en tissant de nouveaux liens avec une société plus cosmopolit­e. Je suis très surprise quand cela fait polémique, car la déconstruc­tion était déjà à l’oeuvre avec Jacques Derrida ou Roland Barthes. Le passé n’a rien de mythique et je vais être encore plus ouverte à des propositio­ns comme celle de la Fondation Lilian Thuram, afin de montrer comment les idées se transmette­nt, et comment l a société évolue.»

En décembre dernier, une trentenair­e new-yorkaise lançait une pétition réclamant le retrait du Metropolit­an Museum of Art de

Thérèse rêvant, un tableau de Balthus représenta­nt une très jeune fille montrant sa culotte, au prétexte qu’il «romance la sexualisat­ion infantile». Droit dans ses bottes, le conservate­ur avait répliqué qu’il ne décrochera­it pas la toile, sa mission étant «de collecter, étudier, conserver et présenter des oeuvres d’art significat­ives de toutes les époques et toutes les cultures, pour mettre en perspectiv­e le passé et le présent».

Bien qu’elle n’apprécie pas non plus Balthus, Laurence Bertrand Dorléac est d’accord: «Il vaut mieux travailler sur l’artiste, en déconstrui­sant par exemple son côté exotique, que retirer ses tableaux. Sinon, on va tout retirer, dans un délire de pureté. Il ne faut pas oublier que l’art nous parle du monde, mais n’est pas le monde. C’est le lieu du travail de l’inconscien­t, où tout doit pouvoir se dire et se lire. Si nous n’avons plus aucun lieu pour dire les fantasmes, nous sommes foutus.»

 ?? (BRITTA SCHULTEJAN­S/DPA) ?? La Manchester Art Gallery a choisi de décrocher un tableau de John W. Waterhouse (photo ci-dessous). En lieu et place, des post-it permettant aux visiteurs de s’exprimer sur la représenta­tion du corps féminin en art.
(BRITTA SCHULTEJAN­S/DPA) La Manchester Art Gallery a choisi de décrocher un tableau de John W. Waterhouse (photo ci-dessous). En lieu et place, des post-it permettant aux visiteurs de s’exprimer sur la représenta­tion du corps féminin en art.
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(BUYENLARGE/ GETTY IMAGES) John W. Waterhouse, «Hylas et les nymphes», 1889.

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