Le Temps

AMOURS, MORTS ET FLAMENCO

- PAR ISABELLE RÜF

Un roman malin, truffé de signes comme un jeu de piste, bourré de citations, qui se lit comme un polar

◗ Dans son film Editeur, sorti peu avant sa mort accidentel­le le 2 janvierder­nier, Pau l Otc h a - kovsky-Laurens expliquait ses choix par cette phrase: «La vérité, c’est une note juste.» Cette note, il fallait qu’il l’entende vibrer pour retenir un manuscrit. Pour lui, elle résonnait dans des textes très divers, c’est la singularit­é de son catalogue, qui réunit des auteurs aussi éloignés les uns des autres que Leslie Kaplan, Charles Juliet, Olivier Cadiot, Martin Winckler. Dès lors, il les suivait avec une grande fidélité, ainsi René Belletto, dont il a publié ou réédité tous les livres, depuis la fondation de sa maison en 1983.

La «note» Belletto est un alliage de roman policier et de conte, dans une langue qui mêle l’extrême sophistica­tion aux jeux de mots les plus éhontés. Etre, qui vient après d’autres titres métaphysiq­ues – L’Enfer (1986), Créature (2000), Mourir (2002), Petit

Traité de la vie et de la mort (2003) –, est plus du côté de la finitude que de l’existence, on y meurt énormément: suicide, meurtre, accident. Mais ce roman est aussi peuplé de songeries, de rencontres miraculeus­es, de créatures énigmatiqu­es. Belletto tisse son récit avec une habileté d’araignée, sème des indices, anticipe, multiplie les pistes.

L’ÉCRITURE DE SOI

«J’ai toujours eu peur de tout»: c’est Miguel Padilla qui le dit dans son journal. Ce peintre d’origine espagnole a connu une certaine notoriété. Depuis le suicide de sa femme Dolorès, «tout désir de tout m’avait quitté», confie-t-il. Il ne peint plus, joue un peu de flamenco sur sa guitare, écoute de la musique, du Bach surtout, et regarde de vieux films. Lors d’une de ses pérégrinat­ions mélancoliq­ues dans Paris, il aide une vieille dame, qui lui confie, pour qu’il en fasse le portrait, une photo de sa petite-fille, décédée à l’âge de 13 ans, une rencontre qui va changer sa vie.

Ce jour- là, les hasards s’enchaînent. Il fait la connaissan­ce de son alter ego, son double négatif, son âme maudite, Armand Mallord, d’origine italienne. Ils se découvrent des ressemblan­ces: tous deux orphelins, mélomanes, amateurs de belles voitures rapides, Méridionau­x; ils étaient peintres, ne le sont plus, Padilla par chagrin, Mallord parce qu’il s’estime trop mauvais. Par ailleurs, ils sont également tentés par l’écriture de soi, tout en nourrissan­t la même crainte: et si les mots, en s’écoulant, emportaien­t la vie avec eux et la rapprochai­ent de son terme?

BELLES BLONDES

Grands lecteurs, ils parsèment leur conversati­on de citations; ce pitre de Mallord l’enrichit d’épouvantab­les calembours et de plaisanter­ies du goût le plus déplo- rable, délicieuse­s parenthèse­s dans cet univers éthéré. Ajoutons que tous deux se déclarent plutôt satisfaits de leur apparence et se révèlent assez f ats: « Ce bel inconnu», dit de lui-même Padilla; quant à Mallord, son journal nous apprend qu’il se voit comme un «homme à femmes».

Les femmes justement: il y en a de nombreuses, l a plupart blondes, belles et jeunes, à l’exception d’une grand-mère sénile et d’une vieille tante acariâtre. Certaines de ces belles ne font que passer dans le lit de Mallord. Mais trois sont appelées à jouer un rôle dangereux pour elles et les autres. La secrète Irène Cuentera n’ose se risquer à écrire pour son compte, elle le fait donc avec les mots d’autrui – travaux de traduction et de réécriture; elle est la confidente de Mallord et, bien- tôt, la rédactrice du récit de Padilla – ce sont dans ses mots à elle que nous le lisons. Effet de vertige: elle est un objet transition­nel entre les deux hommes, comme le sera aussi une autre blonde, Nathalie Lacroix – tout est en place pour le vaudeville, le drame, la tragédie, à choix.

LE POUVOIR DES MOTS

Le flamenco semble annoncer la tragédie: «Si je t’aime, prends garde à toi!» Comble de l’élégance, ces créatures, par ailleurs cultivées, présentent toutes un minuscule défaut qui ajoute à l eur charme. Il y aussi une évanescent­e Marie, soeur des autres beautés: «Splendeur frappante, grande, élancée, seins et fesses dessinés à la perfection dans la ligne du corps.» Est-elle le fruit des rêves de Padilla? Les deux hommes rêvent, nous apprennent leurs journaux, et leurs univers oniriques se ressemblen­t.

Etre est une méditation sur le pouvoir des mots, une belle fable sur la littératur­e, et un jeu de piste amusant où tout semble faire signe. En voici quelques- uns: Padilla habite quai de Béthune, chanté par Aragon; la maison de Nathalie est sise rue Goldberg, comme les Variations; Henner, qui donne son nom à la rue où dansent Nathalie et Miguel, est un peintre de femmes; à Rome, Nathalie habite via Gesualdo, du nom du compositeu­r qui assassina sa compagne.

En exergue du roman figure La Reine Hortenseà Aix-les-Bains

(1813), une huile d’Antoine-Jean Duclaux qui représente une j eune femme mélancoliq­ue, assise de trois quarts sous une charmille, face à un paysage bucolique. A ses pieds, un petit chien blanc. Nous le reconnaiss­ons pour l’avoir croisé plusieurs fois au cours du récit. ▅

«J’ai rêvé que j’étais deux chats et que je jouais ensemble» FRIGYES KARINTHY,

CITÉ EN EXERGUE DU CHAPITRE 4

 ?? (WIKIMEDIA COMMONS) ?? Antoine-Jean Duclaux, «La Reine Hortense à Aix-les-Bains» (1813). Huile sur toile, 33,5 x 25,2 cm. Le tableau, conservé au Musée Napoléon à Arenenberg (Thurgovie), figure ©en exergue du roman de René Belletto.
(WIKIMEDIA COMMONS) Antoine-Jean Duclaux, «La Reine Hortense à Aix-les-Bains» (1813). Huile sur toile, 33,5 x 25,2 cm. Le tableau, conservé au Musée Napoléon à Arenenberg (Thurgovie), figure ©en exergue du roman de René Belletto.
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Genre | Roman Auteur | René Belletto Titre | Etre Editeur | P.O.L Pages | 288

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