«Les Amnésiques», récit de la cécité allemande face au nazisme
Géraldine Schwarz signe un récit prenant qui raconte, en s’appuyant sur sa propre histoire familiale, comment le peuple allemand a finalement reconnu sa responsabilité dans l’avènement et les crimes du nazisme. Un enjeu qui reste d’actualité
Mannheim, 22 octobre 1940: 2000 Juifs sont extirpés de leur domicile en plein jour pour être déportés. C’est l’une des premières grandes rafles en Allemagne, censée servir de test pour sonder la réaction de la population. «Tout s’est passé sans encombre ni incident», note le SS Reinhard Heydrich. Rêvons un instant: et si ladite population avait protesté au lieu de regarder passivement ce sinistre défilé en plein centre-ville, Hitler aurait-il fait machine arrière? Ou, du moins, cela aurait-il retardé la mise en oeuvre de l’extermination des Juifs d’Europe, estimée à 6 millions de morts?
Cette interrogation est au coeur du livre passionnant de Géraldine Schwarz sur l’impact des «Mitläufer» dans la mise en oeuvre de la politique criminelle nazie. Les Mitläufer? Ce sont celles et ceux qui, en Allemagne, «marchaient avec le courant», selon la terminologie inventée par les Alliés: par exemple en rachetant à vil prix, comme Karl Schwarz, le grandpère de l’auteure, une entreprise détenue par des Juifs. En assistant sans broncher à la déportation de leurs voisins, vieux, femmes et enfants, promis à une mort certaine. Ou encore, en visitant les appartements encore chauds des Juifs pour acquérir meubles et objets de valeur. Cupidité, opportunisme, mépris plus ou moins conscient de l’autre: les «Mitläufer» sont cette majorité silencieuse, ce miroir tendu d’une humanité dévoyée à laquelle, hélas, nous ressemblerions peutêtre en pareille occasion.
LE VERROU COMMUNISTE
«Le rythme de la mémoire est plus lent que celui de l’Histoire», écrit avec justesse Géraldine Schwarz. Son récit, qui couvre presque un siècle d’histoire allemande et européenne à travers sa propre histoire familiale, montre que le mea culpa allemand a mis beaucoup de temps à venir, à l’Ouest comme à l’Est. Il a fallu attendre 1968 pour que le génocide à l’encontre des Juifs apparaisse dans sa monstruosité singulière, pour que la jeune génération pointe un doigt accusateur face à ses aînés, murés dans le silence. A l’Est par contre, le travail de mémoire a été retardé par le verrou communiste: passés du joug brun au rouge, ceux qu’on surnommait les «Ossies» n’ont pas eu le temps d’examiner leur implication dans le régime hitlérien et se sont longtemps considérés uniquement comme des victimes, du nazisme puis du totalitarisme soviétique.
TENTATION DU REPLI
Ces mémoires en décalage constituent un «héritage explosif» qui mine encore la RFA réunifiée depuis vingt-sept ans. Exemple? En 2015, la chancelière Angela Merkel a ouvert les portes à un million de réfugiés notamment syriens. Ce geste, loué à l’Ouest comme un «automne de la rédemption des Allemands», a été plutôt mal reçu dans l’ex-RDA et a permis la percée d’un parti d’ultra-droite. La xénophobie et la tentation du repli observée dans une bonne partie de l’Europe centrale et orientale ne sont pas sans lien avec l’évolution ou le recul du travail de mémoire des sociétés européennes quant aux crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, observe l’auteure.
En Europe, le «consensus moral» est encore inachevé et fragile: dans plusieurs pays, on observe un frein inquiétant au travail de mémoire: tout récemment, le parlement polonais a voté une loi mémorielle extrêmement controversée interdisant toute accusation de complicité de la Pologne avec les crimes nazis. Ce pays avait pourtant fait dès 1989 un important travail d’introspection. Un effort mémoriel illustré notamment par le musée Polin, qui retrace, au coeur même de l’ancien ghetto de Varsovie, le destin tragique de ce qui fut la plus grande communauté juive du monde avant son extermination.