La numérisation de la Suisse en péril
Le Conseil des Etats a refusé d’assouplir une ordonnance sur le rayonnement émis par les antennes de téléphonie mobile, compromettant le déploiement de la 5G. Les opérateurs sont furieux, mais les milieux de la santé demandent d’être prudents
TECHNOLOGIE A cause d’une législation dix fois plus restrictive que dans l’Union européenne, les opérateurs de téléphonie risquent d’avoir de la peine à déployer la future 5G. Du coup, ils affirment que la numérisation du pays en souffrira
C’est un match important, et qui concerne toute la Suisse, qui se joue actuellement à Berne. Ce lundi, le Conseil des Etats a refusé de justesse d’assouplir l’ordonnance sur les rayonnements non ionisants, à savoir les ondes émises par les antennes de téléphonie mobile. Conséquence: les opérateurs, qui affirment avoir aujourd’hui déjà toutes les peines du monde à installer leurs antennes, auront encore plus de mal à installer la 5G, prévue initialement pour 2020.
Cette technologie doit permettre d’accéder à Internet dix fois plus rapidement et donc d’accélérer la numérisation du pays, en faisant facilement communiquer, en permanence, des millions de machines entre elles, mais aussi des voitures autonomes, par exemple.
La législation suisse demeurera ainsi dix fois plus restrictive que celle en vigueur dans l’Union européenne. Les opposants à un assouplissement de l’ordonnance affirment que les effets des ondes de téléphonie mobile sur la santé sont encore méconnus. La Fédération des médecins suisses (FMH) affirme d’ailleurs que, «du point de vue scientifique, il est préférable de renoncer à une hausse des valeurs limites avant la publication des résultats.» L’OMS affirme de son côté que des études sur la nocivité de ces ondes sont actuellement en train d’être menées.
En face, les opérateurs estiment qu’à moyen terme, la qualité des réseaux suisses risque de se dégrader, et que les consommateurs pourraient le percevoir. La situation semble d’autant plus critique à Genève, où la Ville interdit, depuis 1999, l’établissement d’antennes sur les toits de ses bâtiments.
«La santé de la population doit primer sur des considérations économiques» GÉRALDINE SAVARY, CONSEILLÈRE AUX ÉTATS (PS/VD)
Il ne s’en est fallu que d’une voix. Par 22 voix contre 21, le Conseil des Etats refusait ce lundi d’assouplir la réglementation sur les antennes de téléphonie mobile. La Suisse conservera ainsi une ordonnance fixant des valeurs de rayonnement non ionisant maximales dix fois plus basses que dans l’Union européenne. Ce vote d’apparence anodine pourrait avoir des conséquences majeures sur la numérisation du pays, avertissent les opérateurs télécoms, pour qui le déploiement de réseaux 5G est désormais compromis. En face, leurs opposants affirment que la santé de la population doit primer.
Swisscom avait effectué, avant le vote de lundi, un important travail de lobbying, contactant les sénateurs un à un. En vain. Désormais, l’opérateur prévient: «Les réseaux de téléphonie mobile risquent de s’effondrer.» Dans son argumentaire, l’entreprise affirme «qu’au vu des valeurs limites de l’ordonnance sur le rayonnement non ionisant (ORNI), 90% de nos sites dans des zones urbaines ne peuvent pas être équipés avec des antennes 5G car ils n’en ont simplement pas la capacité».
«Régression des capacités»
Andreas Schönenberger, directeur de Salt, est encore plus direct: «Compte tenu de l’augmentation constante de la consommation en données des utilisateurs, qui fait plus que doubler tous les 12 mois, ainsi que de la croissance de la population, il faudra par endroits – hélas – s’attendre à une stagnation, voire une régression, de la capacité disponible pour un utilisateur, quel que soit l’opérateur.» «Déçu» par le vote, Andreas Schönenberge estime qu’il «va compliquer le développement futur des réseaux mobiles en Suisse et risque de retarder la stratégie numérique adoptée par le Conseil fédéral».
La future 5G offrira des débits dix fois plus rapides qu’aujourd’hui, permettra à des voitures autonomes de circuler sans heurts et à des millions de machines de communiquer entre elles. Prévue initialement pour 2020, cette technologie est compromise, selon les opérateurs. «Avec la réglementation actuelle, nous ne pourrons la déployer que de manière parcellaire dans les centres urbains. Les plans initiaux devront être totalement revus», regrette un porte-parole de Swisscom, qui ajoute: «L’ORNI nous forcera à installer davantage d’antennes. C’est absurde et totalement impossible, vu les difficultés que nous rencontrons pour obtenir les permis.»
Même economiesuisse avait interpellé les sénateurs avant le vote de lundi, avec notamment cet argument: «Les Etats membres de l’Union européenne et de nombreux autres pays mettent les bouchées doubles pour introduire les réseaux de nouvelle génération. Si nous souhaitons éviter que la Suisse soit pénalisée face à la concurrence, il faut créer rapidement les conditions qui permettent d’introduire la 5G.»
Selon Swisscom, un hypothétique changement de l’ordonnance pourrait prendre plus de deux ans. La révision de la loi sur les télécoms, qui sera débattue à Berne a priori à la fin de cet été, pourrait permettre de changer les valeurs limites. Mais sans garantie.
Stratégie du Conseil fédéral critiquée
Les sénateurs seraient-ils des irresponsables? Bien au contraire, affirme Géraldine Savary (PS/VD). «Je suis d’abord surprise par la stratégie du Conseil fédéral, qui a les compétences pour modifier l’ordonnance, mais qui a préféré s’en décharger sur le parlement. Pourquoi ce manque de courage? L’exécutif n’est-il lui-même pas convaincu qu’il faille assouplir les valeurs limites?» La sénatrice explique aussi que le parlement attend depuis des années un rapport du Conseil fédéral sur les conséquences du rayonnement non ionisant sur la santé, «et il n’est justement pas responsable de modifier les valeurs limites sans détenir ces informations».
Géraldine Savary relativise l’argument d’une Suisse dépassée sur le plan numérique. «Je suis certaine qu’il y a des solutions techniques alternatives pour bâtir des réseaux 5G. Et la santé de la population doit primer sur des considérations économiques. Je ne suis pas à l’aise avec le lobbying intense effectué par les opérateurs. Cette décision est trop importante pour être prise dans l’urgence.»
«Il est préférable de renoncer à une hausse des valeurs limites avant la publication des résultats [des études en cours]»
LE DERNIER RAPPORT EN DATE DE LA FÉDÉRATION DES MÉDECINS SUISSES (FMH)
Les milieux de la santé penchent pour le statu quo. La Fédération des médecins suisses (FMH) avait pris position avant le vote de lundi. Pour elle, «une bonne couverture de réseau de téléphonie mobile et l’accès à l’Internet mobile sont déterminants pour le développement économique en Suisse. La FMH exige la mise en place d’un système de surveillance des rayons non ionisants ou des recherches complémentaires sur l’impact du rayonnement sur la santé». Pour la fédération, «des études à ce sujet sont en cours, mais les versions définitives ne sont pas encore disponibles». Et la FMH conclut: «Du point de vue scientifique, il est préférable de renoncer à une hausse des valeurs limites avant la publication des résultats.»
Contactée, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) répond que «les limites en vigueur dans l’Union européenne sont basées sur des directives basées sur des preuves scientifiques. Les limites suisses incluent davantage de facteurs de précaution. L’OMS analyse actuellement de potentiels effets sur la santé causés par les rayonnements non ionisants.»