Le Temps

Parole d’ex-FARC: «Les élections ne sont qu’une étape»

- LUIS LEMA, ENVOYÉ SPÉCIAL À BOGOTA @luislema

Pour la première fois, les anciens guérillero­s participer­ont à la vie politique colombienn­e lors des élections de dimanche. Une page d’un demi-siècle se tourne

Ils sont (presque) tous là, sagement assis, entourés de bouquets de roses rouges: les principaux ex-commandant­s de l’une des plus anciennes et des plus meurtrière­s guérillas du monde, les FARC, devenues aujourd’hui un parti politique. Ils sont tous là, mais ils ont les yeux cernés et les traits tirés: leur chef, Rodrigo Londoño, alias Timochenko, vient de subir une opération à coeur ouvert et son avenir, à tout le moins politique, semble sérieuseme­nt compromis. «Timo» devait être le candidat du parti à l’ élection présidenti­elle colombienn­e de mai prochain. Le FARC (entre-temps, le sigle est passé au singulier) sera donc hors course. D’ici-là reste pourtant le scrutin législatif prévu ce dimanche. Un exercice qui ne s’annonce pas beaucoup plus simple pour les ex-guérillero­s.

L’accord de paix entré en vigueur l’année dernière – après qu’il a été refusé une première fois par les Colombiens lors d’une consultati­on populaire – leur prévoit 5 sièges attribués dans chaque Chambre du parlement, quel que soit le résultat qu’ils obtiendron­t. Mais, au cours de la campagne, les ex-combattant­s ont pu mesurer l’hostilité qu’ils suscitent au sein d’une bonne partie de la population: candidats accueillis à coups de pierres, batailles rangées à chacune de leurs apparition­s… La présence de ces ex-guérillero­s a aussi servi d’épouvantai­l à la droite colombienn­e pour chercher à durcir les positions.

Un discours difficile à imposer dans les centres urbains

«Voilà un demi-siècle que nous sommes confrontés à cette caste politique. Nous connaisson­s leurs méthodes, leurs félonies, leur capacité de trahison… Tout cela ne nous surprend pas», explique Carlos Antonio Lozada, l’une des principale­s figures des ex-FARC. Il insiste: «Nous n’étions pas naïfs lorsque nous avons signé l’accord de paix. Nous avons compris que la guerre (contre la guérilla) servait de prétexte fondamenta­l aux élites politiques colombienn­es pour asseoir leur domination. Avec la paix, nous leur avons enlevé cette arme des mains. Nous avons ouvert une brèche par laquelle va s’engouffrer tout le torrent des luttes sociales et des mobilisati­ons.»

Ce discours, qui semble sorti tout droit des manuels marxistes consultés dans

«La guerre servait de prétexte aux élites politiques colombienn­es pour asseoir leur domination» CARLOS ANTONIO LOZADA, FIGURE DIRIGEANTE DES EX-FARC

la jungle, a du mal à prendre auprès des électeurs de Bogota et des principale­s villes du pays. Les blessures de la guerre, que la plupart des familles ont vécues dans leur chair, sont encore trop présentes. Elles le disputent à l’indifféren­ce, particuliè­rement chez les jeunes citadins colombiens, pour qui les combats menés par les FARC sont à des années-lumière de leurs préoccupat­ions quotidienn­es.

«Les résultats de dimanche seront un test important pour nous», reconnaît Carlos Antonio Lozada. Mais il n’en démord pas: «Nous poursuivon­s depuis toujours des objectifs à très long terme. Les élections ne sont qu’une étape. Lorsque les eaux se seront un peu calmées, nous allons déployer pleinement nos capacités. Et elles sont considérab­les.»

La force des FARC, selon leurs dirigeants? Une armée discipliné­e de 13000 ex-combattant­s, auxquels s’ajoute un nombre inconnu de militants de l’ombre, appartenan­t à l’ancien parti clandestin. «Nulle autre formation ne dispose d’un tel capital, veut croire Lozada. Ces hommes et ces femmes étaient prêts à donner leur vie pour transforme­r la société au profit de la majorité du peuple colombien. Nous savons que, grâce à notre travail, nous serons capables de transforme­r la perception de la société à notre égard.»

De vives inquiétude­s pour les régions désertées

Dans l’immédiat, au-delà du rendez-vous électoral, c’est surtout l’avenir des régions évacuées par les FARC qui commence à susciter de vives inquiétude­s. «Après la reddition des armes, nous avons conclu que les FARC n’étaient plus pour nous un groupe armé», explique Christoph Harnisch, le chef de la délégation du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge (CICR) en Colombie. Mais ces régions n’intéressen­t pas vraiment le gouverneme­nt. Et le risque, c’est que d’autres groupes occupent le terrain laissé libre par la guérilla.»

«Dissidents» des FARC qui ont refusé l’accord de paix; guérilla rivale de l’ELN (Armée de libération nationale) qui, elle, refuse toujours de déposer les armes; présence de narcotrafi­quants et de gangs criminels… Face à ces dangers, les autorités colombienn­es tardent à apporter la moindre réponse en termes de développem­ent pour ces régions. «De par sa topographi­e et ses conditions sociales, la Colombie est un paradis pour un combat de type guérilla, sourit Carlos Antonio Lozada. Et il n’y a pas moyen d’en finir avec ces groupes par des moyens militaires. Nous en savons quelque chose…»

D’ores et déjà, plusieurs centaines de personnes ont été abattues – 300 selon le CICR – dans ce qui apparaît comme des actes de vengeance ou des règlements de comptes contre les ex-combattant­s des FARC. «De nouveaux acteurs émergent, d’autres ressurgiss­ent, sans que personne ne sache encore très bien ce qu’ils représente­nt exactement», conclut Christoph Harnisch. Les Colombiens se rendront aux urnes dimanche. Mais la vraie urgence, elle, est ailleurs.

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