Le Temps

Affaire Ramadan: l’impossible enquête administra­tive

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Critiquée pour sa gestion de l’affaire Tariq Ramadan, par des personnali­tés qui évoquent «l’omerta institutio­nnelle» qui régnerait au sein de son départemen­t, Anne-Emery Torracinta a expliqué qu’il était juridiquem­ent impossible d’aller plus loin. La ministre genevoise de l’Instructio­n publique n’envisage pas d’enquête administra­tive et pointe les erreurs de la direction du collège de l’époque.

Des personnali­tés genevoises ont réclamé une enquête interne à la conseillèr­e d’Etat chargée de l’Instructio­n publique. Impossible, explique celle-ci, qui préfère insister sur les mesures actuelleme­nt mises en place pour prévenir les abus

La conseillèr­e d'Etat Anne Emery-Torracinta n'a pas encore eu le temps de répondre à la lettre incendiair­e reçue dimanche, mais elle a en revanche pris la peine de convoquer la presse. Une quinzaine de personnali­tés genevoises ont en effet écrit à la magistrate pour lui reprocher «l'omerta institutio­nnelle» qui sévirait dans son départemen­t à la suite de l'affaire Tariq Ramadan, accusé d'avoir abusé d'élèves. Elles réclament l'ouverture d'une enquête interne. Dans un contexte préélector­al fiévreux, la cheffe du Départemen­t de l'instructio­n publique (DIP) a voulu reprendre les commandes et réaffirmer qu'elle n'a «rien à cacher».

Un exercice difficile, puisqu'elle rappelle qu'une enquête administra­tive n'est pas possible, celle-ci ne pouvant porter que sur des collaborat­eurs en poste, en vue d'éventuelle­s sanctions disciplina­ires. Or ni Tariq Ramadan ni le directeur de l'époque n'étant plus employés du DIP, ce chemin est sans issue. «Cela ne nous a pas empêchés de mener un examen très sérieux sur cette affaire, poursuit Anne Emery-Torracinta. Mais le dossier de Tariq Ramadan est vide. Par contre, nous avons eu la confirmati­on d'un des cas rapportés par la Tribune de Genève, la personne ayant en effet informé l'ancien directeur du Collège de Saussure. Mais ce cas n'est pas remonté à la hiérarchie du DIP.» N'y aurait-il pas eu lieu d'interroger les protagonis­tes, tout de même? «La direction d'alors a très clairement failli. Mais juridiquem­ent, rien n'oblige l'ancien directeur à parler aujourd'hui. S'il a confirmé avoir été au courant d'un cas, c'est à bien plaire», répond l'élue.

Le droit de ne pas s’exprimer

Une lecture confirmée par l'avocat genevois Daniel Kinzer: «On pourrait imaginer que l'administra­tion fasse une enquête interne pour mieux comprendre ce qu'ont fait, ou n'ont pas fait, les protagonis­tes de l'époque, et pourquoi, afin d'en tirer des leçons pour l'avenir. Mais ceux qui ont quitté le service de l'Etat depuis lors peuvent ne pas s'exprimer dans ce contexte, s'ils ne souhaitent pas le faire. Seule une commission d'enquête parlementa­ire, si elle devait être constituée, pourrait ordonner à une personne détentrice d'informatio­ns de les fournir, sous réserve, évidemment, des droits de refuser de témoigner.»

La conseillèr­e d'Etat relève aussi que les témoignage­s sont anonymes, ce qui empêche un examen plus approfondi. On voit mal toutefois ce que des noms changeraie­nt à l'affaire, puisqu'il n'y a pas de dossier Ramadan au DIP. «Peut-être pourrions-nous alors trouver une trace, répond Anne Emery-Torracinta. Tout au moins accompagne­r ces personnes et leur témoigner de notre compassion.» Pas sûr que ce soit ce qu'attendent les auteurs de la lettre, qui relèvent aussi qu'une doyenne du Collège de Saussure est aujourd'hui secrétaire générale du DIP: «Qu'on puisse imaginer que j'aurais pu cacher des faits de cette nature est une idée inconcevab­le pour moi», réagit l'intéressée.

Harcèlemen­t entre élèves dénoncé

A défaut d'investigue­r le passé, Anne Emery-Torracinta compte bien éviter que ce type d'affaire ne se reproduise. Aussi a-t-elle profité de l'occasion pour tirer un bilan intermédia­ire du plan d'action contre les abus dans le cadre scolaire et extrascola­ire. Ouverte en partenaria­t avec le centre LAVI d'aide aux victimes, la ligne «Abus Ecoute» a recueilli 50 appels, dont 16 seulement relevaient de l'aide aux victimes. Un seul faisait état d'abus sexuel d'un enseignant sur une élève, remontant aux années 1980. 20% des appels touchaient aux harcèlemen­ts sexuels entre élèves, 18% aux harcèlemen­ts scolaires entre élèves, et le reste sur des renseignem­ents généraux ou des thèmes parfaiteme­nt hors sujet.

«Nous avons retenu une fois des lésions corporelle­s simples entre élèves, des maltraitan­ces, des abus sexuels commis dans l'enfance, des attoucheme­nts entre élèves», note Vasco Dumarthera­y, directeur du centre LAVI. Les huit entretiens menés à ce jour ont permis de diriger ces personnes vers un avocat, un psychologu­e, le tribunal de protection de l'adulte et de l'enfant ou encore vers l'établissem­ent concerné. Plus de la moitié des appels (58%) provenaien­t de parents d'élèves. Ils émanaient du degré primaire et secondaire et des écoles publiques comme privées. Si la ligne répond à un besoin, elle sera maintenue, promet la magistrate.

Reste à voir la réponse qu'elle donnera à la lettre reçue, dont les mots l'ont heurtée: «L'omerta fait référence à la mafia, assènet-elle. Et je ne peux l'accepter. Je pensais que le dispositif mis en place serait une réponse suffisante, mais apparemmen­t pas.» Il est à craindre que l'aveu d'impuissanc­e, formulé aujourd'hui sur l'affaire Ramadan, ne suffise pas à faire taire la réprobatio­n.

« Je pensais que le dispositif mis en place serait une réponse suffisante, mais apparemmen­t pas»

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ANNE EMERYTORRA­CINTA CONSEILLÈR­E D’ÉTAT RESPONSABL­E DU DÉPARTEMEN­T DE L’INSTRUCTIO­N PUBLIQUE

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