Le Temps

Poutine acte IV, l’élection programmée

A Sotchi, la station balnéaire choyée par Vladimir Poutine, qui s’apprête à voter dans un climat d’intimidati­on de l’opposition

- EMMANUEL GRYNSZPAN, SOTCHI @_zerez_

Le sourire de Joconde de Vladimir Poutine s’affiche aux endroits stratégiqu­es de la ville où le président russe passe une bonne partie de son temps. Ces immenses portraits, et quelques sobres affiches appelant, sur fond blanc, les citoyens à se rendre aux urnes, sont les seuls signes tangibles de la campagne présidenti­elle dans cette station balnéaire russe de 500000 habitants, mondialeme­nt connue pour avoir accueilli les Jeux olympiques d’hiver en 2014.

Entre les palmiers, les galets, les casinos et les immenses hôtels pratiqueme­nt vides, la pensée unique semble régner. Des noyaux de mécontente­ment subsistent pourtant. Retranchés dans leur QG sous bonne garde, les activistes d’Alexeï Navalny, candidat exclu du scrutin, organisent la distributi­on de tracts appelant à boycotter l’élection. Une activité risquée. Le 11 novembre 2017, avant le démarrage officiel de la campagne, le coordinate­ur local Konstantin Zykov a été roué de coups par un agresseur inconnu.

«Il m’a attaqué par-derrière et je n’ai pas pu voir son visage, car il portait un capuchon, se souvient Zykov, 27 ans. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il était costaud.»

Menace policière

La police ayant refusé de se déplacer, l’activiste se rend lui-même au commissari­at, où on refuse de prendre sa plainte. Zykov y est bien connu: il a fait 10 jours de prison le mois précédent pour organisati­on de manifestat­ion non autorisée par la mairie. A cette occasion, trois enquêteurs l’ont longuement interrogé sur ses sources de financemen­t et ses motivation­s.

«A la fin, ils m’ont menacé, m’ont incité à déguerpir: on ne t’aime pas dans cette ville, m’ont-ils dit. Puis ils m’ont promis que quelqu’un viendrait chez moi violer mon épouse.»

A ses côtés, Olesia Khristosen­ko, 20 ans, ajoute que des jeunes hommes viennent provoquer physiqueme­nt les partisans de Navalny à chaque fois qu’ils participen­t à un rassemblem­ent ou distribuen­t des tracts dans la rue. «Nous les connaisson­s, nous savons qu’ils font partie d’organisati­ons proches du pouvoir», assure-t-elle. Du coup, le local est fermé à clé et équipé de caméras de surveillan­ce reliées à une société de sécurité privée.

Accueil glacial

La tension baisse d’un cran au QG du Parti communiste, première force d’opposition du pays d’après les sondages. L’accès est libre, mais mal indiqué et pas facile à trouver, dans l’arrière-cour d’une barre d’immeubles. Il faut descendre un escalier menant vers une cave poussiéreu­se. L’accueil est glacial: «Je ne parle pas aux journalist­es par principe. Vous mentez tous», glapit le responsabl­e local de la cellule. «Il faut le comprendre», temporise son adjoint Anatoli Yarochenko, 68 ans, avocat de profession et ancien élu. «Notre candidat [Pavel Groudinine] est la cible de diffamatio­n permanente dans les médias. Ici, le pouvoir contrôle tout, les médias, la justice, la police, et se comporte avec la dernière arrogance. Il est impossible d’empêcher la fraude électorale.»

Il estime que «seul le Parti communiste forme une vraie force d’opposition, avec une organisati­on, des centaines de membres payant leur cotisation». Pourtant, il reconnaît que l’activisme se réduit à des distributi­ons de tracts et des piquets solitaires (que la police n’a en principe pas le droit d’interdire).

Informé des violences subies par les activistes de Navalny, Yarochenko les déplore, et avance une explicatio­n: «Le pouvoir a davantage peur de Navalny que de nous car le Parti communiste est prévisible. Eux veulent organiser une révolution!» lâche-t-il, avant de pouffer quand on lui rappelle le passé révolution­naire des communiste­s russes.

La solitude de Yabloko

Le parti Yabloko, dont la plateforme de centre gauche prône depuis vingt-cinq ans un virage démocratiq­ue du pays, ne dispose même pas d’un local. «Nous avons 12 activistes qui font du porte-àporte le week-end, raconte à voix basse la représenta­nte locale Irène Ilnenkova. Les autorités nous interdisen­t tout: meetings, piquets, etc. Si vous collez une affiche, elle est immédiatem­ent arrachée par les employés municipaux. Ils ont reçu la consigne de ne laisser que Poutine.»

Elle raconte au Temps avoir été convoquée à la mairie en février par le vicemaire Konstantin Tchebotar. «C’est un ancien du FSB [ex-KGB]. Il voulait tout savoir sur notre stratégie de campagne et m’a mise en garde contre toute activité extrémiste. Il m’a dit qu’ils ne laisseraie­nt pas Grigori Yavlinsky [candidat de Yabloko] venir ici, qu’aucune salle n’accepterai­t de le recevoir. Je crains des provocatio­ns contre lui.» Elle dit qu’on lui a proposé l’équivalent de 50000 francs pour qu’elle claque la porte de Yabloko en «racontant des horreurs sur le parti. Ce sont leurs méthodes: corruption et intimidati­on.»

Les représenta­nts des cinq autres candidats d’opposition ont préféré faire complèteme­nt l’impasse sur la ville. La «libérale» Ksenia Sobtchak a ouvert un local qui n’a tenu qu’une semaine et est désormais à louer. La permanence de Vladimir Jirinovski (nationalis­te) à Sotchi est toujours fermée. Les trois autres (Sergueï Babourine, Boris Titov et Maxime Souraïkine) n’ont rigoureuse­ment aucune présence. L’opposition réelle ou factice, passive ou fantôme, se réduit comme peau de chagrin à chaque scrutin. «Peu à peu, nous glissons vers la clandestin­ité», reconnaît Ilnenkova.

«Si vous collez une affiche, elle est immédiatem­ent arrachée par les employés municipaux. Ils ont reçu la consigne de ne laisser que Poutine»

IRÈNE ILNENKOVA, YABLOKO

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RUSSIE Au terme d’une campagne présidenti­elle sans relief, qui peine à mobiliser l’électorat, Vladimir Poutine devrait être élu sans surprise ce dimanche pour un quatrième mandat à la tête de l’Etat russe. Seule inconnue qui inquiète quelque peu le...
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(EDUARD KORNIYENKO/REUTERS) Une affiche vantant le président Poutine à Stavropol, le 5 mars. Pour l’opposition, le simple fait de placarder les portraits de ses candidats est très difficile.

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