Le Temps

La Chaux-de-Fonds restitue une oeuvre spoliée par Vichy

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

Epilogue de plus de dix ans d’une procédure douloureus­e et complexe, la Ville a remis officielle­ment le tableau «La Vallée de la Stour» aux héritiers de John et Anna Jaffé, un couple de Juifs de Nice, dont la collection avait été confisquée en 1942

C'est l'effervesce­nce ce lundi au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds. Il y a foule. Les caméramans de télévision se bousculent. Au coeur de toutes les attentions, un petit tableau posé sur un chevalet de bois, La Vallée de la Stour. L'huile représente la Stour, rivière du Suffolk anglais, un paysage romantique peint par l'impression­niste John Constable dans les années 1820. Une oeuvre évaluée à 1 million de francs. Lors d'une cérémonie officielle, après plus de dix ans d'une procédure aussi complexe que sensible, le musée neuchâtelo­is a restitué cette toile aux héritiers de John et Anna Jaffé, couple niçois d'origine juive, à qui elle avait été arrachée par le régime de Vichy en 1942.

«Je ne ressens que du bonheur», lâchait à l'issue de la cérémonie Alain Monteagle, arrière-petit-neveu du couple et représenta­nt de leurs 11 héritiers. «Ce Constable était l'un de leurs tableaux préférés, c'est émouvant de savoir qu'il va revenir dans notre famille», poursuit ce Français, professeur d'histoire à la retraite. Du côté des autorités de la Ville, on affiche également sa satisfacti­on. Membre de l'exécutif chaux-de-fonnier, Théo Bregnard, chargé de la Culture, parle du «sentiment du devoir accompli» et d'avoir «participé, de modeste façon, à panser les plaies de l'Histoire».

Mais si les sourires étaient de mise lundi à La Chaux-de-Fonds, difficile d'oublier que ce dossier a été douloureux et l'épilogue long à se dessiner. L'affaire commence en 2006. Le Musée des beaux-arts est contacté par Alain Monteagle. Il demande que lui soit rendu La Vallée de la Stour sous prétexte que la toile fait partie d'une collection de 60 oeuvres spoliées par le Commissari­at aux questions juives du régime de Vichy à des membres de sa famille, les Jaffé, un riche couple de collection­neurs d'art habitant Nice et originaire d'Irlande.

Legs en 1986

Le tableau est la propriété du musée depuis vingt ans déjà. Il lui a été légué par Madeleine Junod, veuve d'un riche entreprene­ur de vente à crédit des Montagnes neuchâtelo­ises. A sa mort, le 11 janvier 1986, elle a ainsi confié à l'institutio­n une trentaine de tableaux de valeur: Van Gogh, Modigliani ou Delacroix. Et le désormais fameux Constable, que les Junod ont acquis en 1946 à la Galerie Moos de Genève. Dans son testament, Madeleine Junod a posé des conditions: que le lot demeure inaliénabl­e et qu'il soit exposé dans une pièce particuliè­re du musée, la «Salle Junod», qui reste aujourd'hui encore un témoin de la richesse de la cité d'avant la crise horlogère.

La Chaux-de-Fonds se retrouve face à un dilemme. Il y a d'un côté le droit: la Ville, légitime propriétai­re de l'oeuvre, est la garante des volontés testamenta­ires de Madeleine Junod. Et il y a la morale, à savoir la question de la restitutio­n d'un tableau aux héritiers d'une famille juive broyée par la Shoah. Le sujet est sensible dans une Suisse post-commission Bergier, dont le rapport final du 22 mars 2002 met en lumière le scandale des fonds juifs en déshérence.

Dans un premier temps, en 2009, les autorités chaux-de-fonnières optent pour le respect du droit et rejettent la demande de restitutio­n. La loi suisse ne prévoit aucune dispositio­n pour la restitutio­n d'une oeuvre d'art spoliée. C'est le silence du côté des héritiers Jaffé. On pense l'affaire close. Mais le 15 janvier 2016, Alain Monteagle revient à la charge et dépose une requête en conciliati­on devant le Tribunal régional des Montagnes et du Val-de-Ruz. L'homme réclame formelleme­nt la restitutio­n du tableau.

Cette fois, la pression est grande. A Zurich, le 2 février 2016, le président du Congrès juif mondial, Ronald Lauder, évoque publiqueme­nt le cas du Constable. «Derrière chaque oeuvre d'art spoliée, il y a une personne assassinée», insiste-t-il. La Chaux-de-Fonds pourrait se voir entraînée dans un procès à la résonance médiatique internatio­nale, impliquant de lourds engagement­s financiers.

Dédommagem­ent

Jouant le rôle de médiateur, la Commission française pour l'indemnisat­ion des victimes de spoliation­s (CIVS) va offrir une porte de sortie honorable, sous la forme d'une reconnaiss­ance officielle de la bonne foi, tant des époux Junod, lors de l'acquisitio­n du tableau, que de La Chaux-de-Fonds, lors du legs de 1986. Une reconnaiss­ance matérialis­ée par une somme symbolique de 80000 euros versés à la Ville en guise de dédommagem­ent pour les frais de conservati­on et de rénovation de l'oeuvre. Le jeudi 28 septembre 2017, le Conseil général vote à l'unanimité sa restitutio­n.

 ?? (LAURENT GILLIERON/ KEYSTONE) ?? Alain Monteagle, arrière-petitneveu de John et Anna Jaffé, lors de la cérémonie de restitutio­n du tableau «La Vallée de la Stour» de John Constable, au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds.
(LAURENT GILLIERON/ KEYSTONE) Alain Monteagle, arrière-petitneveu de John et Anna Jaffé, lors de la cérémonie de restitutio­n du tableau «La Vallée de la Stour» de John Constable, au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland