Le footballeur face à la colère du patron
Les joueurs de très haut niveau ont des salaires de cadres supérieurs mais peu de pouvoir réel. Ils peuvent se retrouver «en vacances» (comme à l’Olympiakos) ou «suspendus» (comme au Sporting Portugal) du jour au lendemain si telle est la volonté du chef
Dans un pays fou de football, le coup de sang de Bruno de Carvalho ne pouvait pas passer inaperçu. Vendredi, le président du Sporting Portugal annonçait la suspension de 19 des 28 joueurs de sa première équipe après la publication, sur les réseaux sociaux, d'un message qu'il n'avait pas apprécié. L'affaire a fait les titres de presse et les discussions de comptoir tout le week-end.
Samedi, à la veille d'un match de championnat contre Paços Ferreira, l'entraîneur Jorge Jésus a finalement réussi à ramener son patron à de meilleurs sentiments de manière à composer son équipe en toute liberté, mais l'épisode alerte. Il fait écho à la décision prise la semaine dernière par le président de l'Olympiakos, en Grèce, d'envoyer tous les joueurs de la première équipe «en vacances» à trois matches de la fin de la saison. Furieux des dernières performances de footballeurs qu'il paie «des millions» pour qu'ils aient «tout», Evangelos Marinakis estime nécessaire de «rebâtir de fond en comble l'Olympiakos pour en faire l'équipe dont nous rêvons». Et prononce à l'intention des joueurs mis au ban une sentence sans appel: «Les autres supporters et moi, nous vous avons assez tolérés.»
Les deux histoires traduisent la même réalité, souvent occultée derrière les salaires mirobolants, les voitures de sport et les looks extravagants des plus riches stars du ballon rond: les footballeurs sont des travailleurs à la merci de leurs dirigeants et, au-delà de la négociation de leur contrat, ils n'ont pas de réelle prise sur leurs conditions de travail.
Réactions amusées
Une punition collective ne manquerait pas de heurter dans le monde du travail classique. Dans celui du sport professionnel, des dirigeants cèdent régulièrement à la tentation. Cela peut prêter à sourire lorsque l'entraîneur du Banik Ostrava (République tchèque) décide en 2015 d'imposer des heures de jardinage à des joueurs coupables de relâchement. Cela devient plus problématique quand les footballeurs écopent d'«amendes» (400 000 euros cette semaine à l'Olympiakos) ou doivent hypothéquer une partie de leur salaire en attendant d'assurer leur qualification pour les compétitions européennes (en 2013 au FC Sion). C'est leur croix: les footballeurs peuvent être mis au placard, poussés vers la sortie, privés de la possibilité d'exercer leur métier sans que cela n'émeuve personne, ou presque.
En ligne, les supporters du Sporting Portugal se désolaient certes qu'une crise profonde éclate alors que le club doit encore assurer sa place européenne pour la saison prochaine, à huit journées de l'épilogue de la Liga NOS. Mais les observateurs neutres oscillaient entre les réactions amusées devant une énième frasque d'un dirigeant impulsif – Bruno de Carvalho a été suspendu six mois l'an dernier pour avoir craché sur son homologue d'Arouca – et les félicitations, sur un air de «enfin un patron qui a du courage».
«Enfants pourris-gâtés!»
Aux yeux du «président-supporter» (son surnom), les «Leões» s'étaient rendus coupables d'une double trahison. D'abord sur le terrain, avec une défaite contre l'Atlético Madrid 2-0 en quarts de finale de l'Europa League, puis en s'autorisant un droit de réponse à ses critiques sur les réseaux sociaux.
Sur sa page Facebook, Bruno de Carvalho n'avait pas mâché ses mots après la rencontre: «Au lieu d'être 22 comme je le souhaitais, on a très souvent joué à neuf, et ça, ça se paie cher. Voir des erreurs grossières de la part d'internationaux et de joueurs expérimentés, ça ne fait qu'accroître notre souffrance.»
Pour les joueurs, qui n'avaient d'ailleurs pas forcément démérité contre une grosse cylindrée du football européen, la critique ne pouvait rester sans réponse. «Nous transpirons, nous nous battons et nous honorons toujours le maillot que nous portons», écrivait en introduction d'un long message de réponse au boss, cosigné par 18 coéquipiers, le gardien international Rui Patricio sur son compte Instagram. «Enfants pourris-gâtés», répondait instantanément Bruno de Carvalho en annonçant la suspension des 19 mutins, comme pour leur rappeler qui commande.
Mauvaise réputation
Ce n'était pas forcément nécessaire. En tennis, les stars ont transformé leur domination sportive en pouvoir réel. Nadal, Federer, Djokovic et Murray peuvent à tous les niveaux peser sur l'organisation de leur discipline. Rien de tel en football, où les joueurs ne sont là que pour jouer. Quelques-uns mettent leur impact médiatique au service d'une cause, mais très rares sont ceux qui évoquent ouvertement leurs conditions de travail personnelles ou le fonctionnement global du plus populaire des sports. «Ce qui est flagrant quand on entre dans un vestiaire de foot, c'est que les joueurs perçoivent des salaires de cadres mais n'ont au final que très peu de poids sur la définition de leur travail», remarquait dans une interview accordée au Temps Frédéric Rasera, auteur de l'enquête de terrain Footballeur au travail (2016).
L’entraîneur du Banik Ostrava (République tchèque) décide en 2015 d’imposer des heures de jardinage à des joueurs coupables de relâchement
Pour le sociologue français, «la souffrance psychologique est très présente dans le milieu du football». Mais qui est prêt à l'entendre? Aux yeux du grand public, le joueur professionnel incarne le privilégié parmi les privilégiés, grassement payé pour s'adonner à sa passion. Drôle de paradoxe: les footballeurs sont à la fois adulés (pour les émotions qu'ils véhiculent) et détestés (pour la jalousie qu'ils suscitent). En France, seule 39% de la population a une bonne image d'eux, selon une étude dévoilée en 2017 par l'Union nationale des footballeurs professionnels, qui défend leurs intérêts.
Des organisations similaires existent au niveau international (FIFPro) et dans beaucoup de pays dont la Suisse (avec la Swiss Association of Football Players). Mais la voix de ces syndicats peine à se faire entendre lorsque gronde la colère des dirigeants de club.
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