Le Temps

Les ambiguïtés du tourisme en Birmanie

La Birmanie a déposé la candidatur­e du site archéologi­que de Bagan pour qu'il soit inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco. Les autorités espèrent ainsi attirer davantage de touristes, mais cette démarche suscite des inquiétude­s chez les habitants

- ELIZA HUNT, BAGAN (BIRMANIE)

Assis dans le salon de sa maison du village de New Bagan, au sein du site archéologi­que, Myo Nyunt Aung, le secrétaire de l'associatio­n Bagan Heritage Trust, est enthousias­te: «Certains des monuments ici sont abîmés, ils datent parfois du XIe siècle. Si le site est inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco, on aura davantage de fonds pour leur préservati­on.»

De chaque côté des routes empruntées par les voitures, les bicyclette­s ou les calèches, au bout de chemins de terre isolés, ou bien collés à des maisons, plus de 3000 temples, pagodes et stupas s'élèvent sur les 42 km2 du site de Bagan. C'est au coeur de ce patrimoine historique important, construit entre le XI et XIVe siècle, que vivent des milliers d'habitants, regroupés au sein de trois principaux villages. S'il se réjouit de cette candidatur­e, Myo Nyunt Aung, natif de Bagan, révèle rapidement ses préoccupat­ions: «Que se passera-t-il pour ceux qui vivent ici? Ma famille a déjà dû déménager une fois… Elle a très peur de devoir repartir, elle a tout reconstrui­t ici.»

Manque de transparen­ce

Myo Nyunt Aung est né dans le village d'Old Bagan. En 1990, la junte militaire, alors au pouvoir, ordonne à ses 3000 habitants de quitter les lieux en moins d'une semaine pour, du moins officielle­ment, préserver les monuments des alentours. De grands hôtels seront en fait construits, à la place des habitation­s, par les autorités.

«On a dû détruire nos maisons nous-mêmes avant de déménager dans le village de New Bagan. Le pays ne nous a rien donné. On s'est battus tout seul. On ne veut pas éprouver de nouveau cette souffrance», craint Khin Maung Nu, guide touristiqu­e et secrétaire du Bagan Developmen­t Comittee, le regard ému. «On a vraiment besoin de comprendre les règles de l'Unesco dans le détail car, une fois le site classé, on va devoir suivre ces règles», réclame le Birman avec force, avant de dénoncer le manque de transparen­ce: «Pour l'instant, ils nous disent «aucun problème, vous pourrez rester, ne vous inquiétez pas», mais on veut des garanties écrites.»

Menace sur les agriculteu­rs

«Il faut aussi des réponses pour l'agricultur­e», demande Ye Htun, réceptionn­iste dans un hôtel du village de New Bagan. «C'est le premier business du pays en Birmanie. Les agriculteu­rs, ici à Bagan, utilisent encore des chariots, donc ce n'est pas un problème pour les vestiges archéologi­ques, pour l'instant. Mais s'ils veulent se moderniser et utiliser des machines, comment vont-ils faire? Ils vont devoir arrêter leurs activités, c'est difficile», s'inquiète-t-il.

Des questions auxquelles réfléchit encore l'Unesco, pour qui de nombreuses découverte­s archéologi­ques restent à faire sur le site de Bagan. Des experts de l'organisati­on se rendront sur place au mois d'octobre 2018. «On ne veut pas détruire leur business mais on veut trouver la meilleure solution pour la préservati­on des monuments et leurs activités», explique Ohnmar Myo, responsabl­e nationale pour la Birmanie à l'Unesco, chargée de la candidatur­e de Bagan, ajoutant que les contacts avec les locaux sont réguliers, et la candidatur­e bien accueillie.

«On est attentifs aux inquiétude­s des communauté­s locales et, après la soumission du dossier, on fera davantage de pédagogie pour les communauté­s, parce que certains ne comprennen­t pas encore l'intérêt de cette candidatur­e», assure de son côté le directeur du départemen­t archéologi­que de Bagan, U Aung Aung Kyaw.

Un premier refus

Au volant de sa voiture, en fin d'après-midi, Min Min regarde la lumière du soleil éclairer les couleurs dorées et ocre des temples de Bagan. «Regardez celui-ci, les peintures murales ont été protégées par l'Unesco après le séisme de 2016. Avant, elles étaient en mauvais état et recouverte­s de fumée», montre celui qui travaille dans une agence de voyages. Le site de Bagan a connu deux tremblemen­ts de terre. Après celui de 1975, la junte militaire avait effectué des restaurati­ons controvers­ées, à la va-vite et sans consulter d'architecte­s internatio­naux.

La précédente candidatur­e birmane au patrimoine mondial de l'Unesco avait été un échec. Mais après le séisme de 2016, le gouverneme­nt d'Aung San Suu Kyi a collaboré avec des experts de l'organisati­on pour la reconstruc­tion de près de 185 pagodes endommagée­s.

Mais la préservati­on du patrimoine n'est pas la principale attente de U Zaw Win Cho, président de l'organisati­on des guides de Bagan. «On doit vraiment rassurer les habitants, leur dire qu'il y aura juste davantage de règles; on ne pourra pas construire au-delà d'une certaine hauteur, par exemple. Mais ceux qui sont nés ici veulent l'Unesco. On veut que notre Bagan soit un patrimoine mondial. Si cela arrive, le lieu sera plus populaire. Restaurate­urs, chauffeurs, petits commerces, guides… Bagan vit du tourisme!» Le site a attiré, en 2017, 300000 touristes étrangers,

«Les autorités nous disent «aucun problème, vous pourrez rester, ne vous inquiétez pas», mais on veut des garanties écrites» KHIN MAUNG NU, GUIDE TOURISTIQU­E

contre plus de 2 millions pour les temples d'Angkor au Cambodge. Des chiffres qui devraient baisser en Birmanie cette année à cause du tollé mondial provoqué par la terrible répression de l'armée contre la minorité musulmane des Rohingyas dans l'Etat d'Arakan, à l'ouest du pays.

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(PHILIPPE ROY/AURIMAGES) La pagode de Damayazika, avec son stupa doré, est érigée sur le site de Bagan.

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