Le Temps

La femme est tout entière dans son utérus (Hippocrate)

- SILVIA RICCI LEMPEN blogs.letemps.ch/ silvia-ricci-lempen ÉCRIVAINE

Le Temps s’engage pour l’égalité entre femmes et hommes, c’est bien, et depuis le début de cette opération de nombreux articles très intéressan­ts ont été publiés. Mais il existe un sujet que ni Le Temps ni les autres médias n’ont apparemmen­t idée d’aborder de front (ou peut-être ne l’osent-ils pas), c’est le rôle que joue dans la perpétuati­on des inégalités (économique­s, sociales, culturelle­s, etc.) la perception consciente ou inconscien­te des femmes comme des êtres définis par leurs organes sexuels.

Le phénomène des «vierges jurées» d’Albanie (LT du 23.04.2018) n’est pas seulement un résidu, probableme­nt en voie de disparitio­n, d’antiques préjugés balkanique­s: c’est l’illustrati­on crue d’un invariant anthropolo­gique – la réduction de «la femme» à son entrejambe, à ses courbes érotiques et à son ventre fécond – qui continue à influencer de manière souterrain­e les rapports entre femmes et hommes dans toutes les sociétés […] de la planète […].

Une inégalité ontologiqu­e

Le renouveau actuel de la conscience féministe est parti d’une avalanche de révélation­s sur les ravages du harcèlemen­t sexuel. Mais les médias ont de la peine à établir un lien direct entre cet aspect spécifique du sexisme et tous les autres: la discrimina­tion salariale, le plafond de verre dans l’entreprise, la domination masculine dans la culture et dans l’art […], l’insuffisan­te implicatio­n des hommes dans les tâches éducatives et ménagères, la désignatio­n courante de la «conciliati­on» entre travail et famille comme une problémati­que féminine, etc.

Or ce lien existe, et il faudrait avoir le courage de le mettre en évidence. Les «vierges jurées» albanaises acquièrent le droit d’être traitées comme des hommes, c’est-à-dire comme des personnes à part entière, participan­t de l’universali­té humaine, en renonçant à la vie sexuelle et à la reproducti­on, soit aux fonctions qui constituen­t leur unique raison d’être en tant que femmes – alors que les hommes, eux, sont des individus complets, sexuels, certes, reproducte­urs, certes, mais aussi pensants, agissants, légitimés à exercer une maîtrise sur leur vie.

«Tota mulier in utero», disait Hippocrate bien avant les Albanais. Et c’est le lointain écho de cette inégalité ontologiqu­e qui se fait entendre encore aujourd’hui dans toutes les formes de résistance à la réalisatio­n d’une véritable égalité. Main aux fesses et refus du congé paternité: même origine, même combat! Il faut le dire et l’écrire, au risque de désespérer les bonnes âmes qui croient qu’avec un peu de pédagogie le problème sera résolu. Allez,

Le Temps, encore un effort! Ce n’est pas la psyché féminine qui est un «continent noir», comme le prétendait Freud, mais bien l’inconscien­t collectif patriarcal venu du fond des âges et relayé depuis des millénaire­s par toute notre culture. Difficile et dangereux à explorer, j’en conviens.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland