Le Temps

La pensée de Karl Marx n’a jamais été aussi pertinente

- HUGUES POLTIER MER UNIL – GROUPE VAUDOIS DE PHILOSOPHI­E

Les décennies 80 et 90 peuvent être relues comme celles de la forclusion de Marx et de ses -ismes. Dans le prolongeme­nt de 68, cette galaxie avait connu succès et éclatement; comme si, pressentan­t son destin décoratif, elle avait choisi les querelles plutôt que le pouvoir. Bientôt, L’archipel du goulag l’acheva. Un boulevard s’ouvre alors à la réhabilita­tion de la pensée libérale, jusque dans des organes de gôche: Hayek célébré par l’Obs comme l’Evangile nouveau et invitant la gauche à s’affranchir de l’imaginaire de la prise de pouvoir pour célébrer le marché, terreau des libertés nouvelles. Fukuyama, avec La fin de l’histoire, montre bientôt la démocratie libérale comme le destin humain – passant sous le tapis son passé esclavagis­te, colonialis­te, impérialis­te, sexiste (D. Losurdo). Agent de cette amnésie collective, il parachève la réconcilia­tion avec un libéralism­e décrié il y a peu encore. Désormais, il est LA liberté. Frappé du stigmate totalitair­e, le désir de commun est criminalis­é. Marx disparaît des radars. Les gauches s’effondrent ou, ce qui revient au même, se droitisent: T. Blair comme emblème.

Il est impérieux que ce ban prenne fin. Car le prix payé est considérab­le: le profit est devenu fétiche intouchabl­e. Nul n’ose plus critiquer la monstruosi­té friedmanie­nne du profit posé comme but de l’activité économique, légitimati­on du démantèlem­ent de toutes les protection­s (du travail, de l’environnem­ent, etc.) accusées de nuire au profit. Ce credo autorise tous les crimes: salopages d’écosystème­s entiers et spoliation­s, voire massacres de population­s. La lecture du seul De quoi Total est-elle la somme? d’A. Deneault (2017) en suggère l’étendue. L’indigence du discours mainstream à en indiquer le sens incite à revenir à Marx. Tout au long, il pointe que le capital est autant puissance que machine à profit. Voire que la première est condition de la seconde. Selon la compréhens­ion marxienne, le noyau de la dynamique productive actuelle est le capital en tant que sujet-automate de «l’économie» mondialisé­e. Cette relecture – effectuée notamment par le courant de la théorie critique de la valeur (R. Kurz, A. Jappe) – pose que le capital est un procès sans fin: celui de la valorisati­on de la valeur. En sorte que la croissance infinie est le destin du capital.

Car ce qui fait d’un montant un capital, c’est son inscriptio­n dans une logique de croissance. En concurrenc­e, il doit s’investir en comprimant ses coûts et s’assurer le contrôle de nouvelles portions de nature; l’«accumulati­on primitive», processus sans fin. Indispensa­ble, aussi, d’avoir à l’esprit que, pour lui, en tant que capital, la valeur d’usage n’existe pas; la question est «combien le ROE (Return on equity ou retour sur investisse­ment)?» Une vie humaine, une nature qui ne seraient pas «aspirables» dans le procès de génération de valeur, sont à noyer «dans les eaux glacées du calcul égoïste».

D’un mot: le capital ne peut envisager de protéger un bien Y que s’il peut en retirer un profit; partant, à la condition qu’existe un agent solvable disposé à lui payer un montant concurrent­iel pour le laisser intact; i.e. pour ne pas en entreprend­re l’exploitati­on. La forêt Yasuni est le cas exemplaire, attestant que, pereat mundus, l’automouvem­ent d’infinitisa­tion du capital ne peut, de lui-même, changer son cours.

Cet enseigneme­nt de Marx, on l’accordera, n’est pas mince.

Il montre rien moins que le règne mondialisé de la propriété lucrative a pour issue nécessaire la double dévastatio­n des sociétés et de la nature. Et que l’émancipati­on a pour premier contenu son renverseme­nt. Plus brièvement dit que fait…

Que s’est-il donc passé, sinon ceci: l’implosion du «bloc socialiste» a rendu inaudible Marx et sa condamnati­on du profit. Le «marché libre et non faussé» a tout emporté, aimanté par la guerre aux profits: la concurrenc­e planétaire que se livrent les transnatio­nales à la minimisati­on des coûts et au contrôle des ressources est le fait dominant du présent. Et rend intelligib­le aussi bien le néo-esclavagis­me impérialis­te (leurs «sweatshops», le Rana Plaza, l’écocide de Shell en pays Ogoni, Agbogblosh­ie, leur prise de contrôle de toutes les ressources stratégiqu­es, leur gestion par chantage, harcèlemen­t et épuisement profession­nels) que leur extractivi­sme impénitent. Lequel fait de la planète une immense poubelle, déversoir de polluants et de GES. L’indignatio­n soulevée peine à se frayer un chemin à la surface de l’écume médiatique et échoue systématiq­uement devant les portes closes des cénacles du pouvoir. Brandissan­t le besoin d’emplois pour les centaines de millions de précarisés, les grands raouts de «libération de la croissance» relèguent les «décisions» des sommets environnem­entaux, «oubliant» que la croissance, c’est, nécessaire­ment, toujours plus d’épuisement et de salopage de la nature. La Méditerran­ée, immense devenir-cloaque…

Dans «développem­ent durable», le premier efface toujours le second. La liberté d’exploiter prime celle de respirer un air sain…

De tout cela, Marx fournit l’intelligib­ilité. C’est énorme. C’est peu…

L’environnem­ent? Les humains? Demain, demain…

L’implosion du «bloc socialiste» a rendu inaudible Marx et sa condamnati­on du profit

Un atelier Marx 2018 invite à revenir sur le legs de Karl Marx à l’occasion des 200 ans de sa naissance, du 4 au 6 mai à la Maison de Quartier Sous-Gare à Lausanne.

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