Genève, Le Corbusier et l’immeuble de la discorde
La ville vient de gagner en première instance l’acquisition par préemption d’un appartement de l’immeuble Clarté. Avec pour objectif de l’ouvrir de temps à autre au public. Ce qui ne plaît pas à une association de copropriétaires, qui a un autre projet
Un bras de fer oppose la ville de Genève et l’association Clarté 1932. En cause, une vision divergente de ce que doit être l’immeuble Clarté signé Le Corbusier et classé au patrimoine de l’Unesco. Déjà propriétaire d’un duplex adjacent, la ville veut acquérir un appartement de neuf pièces et l’ouvrir au public. Ce qui irrite l’association de copropriétaires, qui défend un autre projet.
Quand le visiteur entre dans la bibliothèque occupée par PierreAlain Schusselé, dans l'immeuble Clarté signé Le Corbusier, il se voit offrir un mythique crayon Caran d'Ache, plus guère commercialisé. Un crayon bicolore, rouge et bleu, aux pointes bien taillées, qui rappelle à l'hôte un peu de son enfance.
L'objet n'est pas inutile pour dessiner les contours d'une histoire qui met aux prises la ville de Genève et l'association Clarté 1932, qui regroupe plus de 70% des copropriétaires de la PPE et est présidée par le maître de céans. En cause: une différence de vision pour l'avenir de ce bâtiment, classé par l'Unesco au patrimoine de l'humanité. «La ville veut ouvrir au public cet immeuble résidentiel et privé. Or nous nous trouvons dans un concours de circonstances exceptionnel qui permettrait une autre solution d'intérêt général», fait valoir de manière elliptique le président de ces copropriétaires. Mais tout indique qu'on n'en prend pas le chemin.
Discorde autour d'un neuf-pièces
D'abord, parce que la ville et une société privée se disputent un appartement de neuf pièces. La première vient de gagner une manche contre la seconde. Le 10 avril dernier, la Chambre administrative de la Cour de justice de Genève donne raison à la ville en reconnaissant son droit à préempter cet espace de 250 m2, qu'elle veut acquérir pour 3,8 millions de francs. Un droit contre lequel la société Clairtés SA, propriétaire, s'insurge, au motif que la ville y avait renoncé. Si aucun recours ne vient prolonger ce volet judiciaire, la ville serait alors propriétaire de deux appartements, puisqu'elle a déjà acquis un duplex adjacent pour 1,6 million de francs.
Faire visiter des appartements occupés
Pourquoi cette gourmandise? «Notre idée est de faire visiter ces appartements une ou deux fois par semaine, répond Rémy Pagani, maire de Genève. Nous pourrions trouver un accord avec les locataires actuels, moyennant par exemple un rabais sur leur loyer. Ces visites pourraient être effectuées par des étudiants, ce qui serait peu onéreux.» Au-delà des considérations pécuniaires, cela correspond aussi à une vision chère à Rémy Pagani: «Je n'ai pas envie de faire un musée, cela serait contraire à l'idée de Le Corbusier. Cet immeuble doit continuer à vivre.» D'autant plus que le canton a aussi acheté un ancien local à vélos, au rez-de-chaussée, où pourrait être aménagée une petite arcade pour l'accueil du public. Un genre d'antichambre à la visite «live».
Une idée originale mais qui ne saurait séduire les propriétaires concernés, déjà dérangés par les curieux qui déambulent dans les cages d'escaliers, en admiration devant l'oeuvre du maître. Aussi, l'association Clarté 1932 nourrit-elle une autre ambition. Celle de créer un Espace Le Corbusier – La Clarté, susceptible d'accueillir café-librairie et expositions dans l'ancien Restaurant Darshana, sis sur l'avant arrondi de l'immeuble où se trouvaient à l'origine des boutiques. Ce restaurant a cessé ses activités et fait l'objet d'une promesse de vente à la société La Clarté SA. Si l'administrateur de cette société n'a pas pu être contacté, l'association des copropriétaires l'assure: il serait prêt à entrer en discussion pour une reprise. Une telle option mettrait les propriétaires à l'abri des visiteurs comme des relents de cuisine et rendrait du même coup le lustre reconnu par l'Unesco à la proue de l'immeuble, qui sent la désuétude.
Mais qui mettrait sur la table 4,8 millions de francs pour le Darshana? Les copropriétaires verraient d'un bon oeil que la ville s'y intéresse, au lieu de batailler pour un deuxième appartement: «Les fonds dévolus aux appartements ne seraient-ils pas mieux investis dans le Darshana? s'interroge l'association. Ce serait moins que les 5,4 millions que lui coûteraient les deux appartements.» «Ce serait aussi l'occasion de restaurer la façade sud, qui n'a pas pu l'être il y a quelques années à cause de l'occupation par le restaurant, complète Jacques-Louis de Chambrier, architecte chargé à l'époque de la restauration. Nous pourrions reconstituer les locaux dans leur fonction et aspect d'origine.»
«Vous me voyez aller encore réclamer 4,8 millions?»
Qu'en pense Rémy Pagani? «Je ne vais pas lâcher la proie pour l'ombre! s'exclame-t-il. Ce sont les appartements qui sont emblématiques de Le Corbusier, et non le resto. Le neuf-pièces est une véritable villa dans un immeuble.» Sur la question du financement, la messe est dite: «Lorsque je suis retourné vers le Conseil municipal pour obtenir l'argent pour le second appartement, j'ai promis que ce serait la dernière fois, raconte le maire. Vous me voyez aller encore réclamer 4,8 millions pour ce restaurant?»
Reste donc aux propriétaires à trouver des mécènes ou des sponsors pour mener à bien leur projet, dont ils estiment le budget total à 7 millions de francs. Et là, Rémy Pagani se montre ouvert: «S'ils trouvent des sponsors et nous présentent un budget de fonctionnement, nous pourrions collaborer.» En attendant, demeure la question du neuf-pièces: «Selon toute vraisemblance, la société propriétaire fera recours contre le jugement du Tribunal de première instance», estime son administrateur, PierreAlain Schusselé. Pour le coup, il a sorti son crayon bicolore côté rouge. Mais il ne désespère pas de pouvoir l'inverser bientôt. Pour dessiner l'Espace Le Corbusier – La Clarté, en bleu azur. Comme une sérénité retrouvée, loin des effluves de cuisine et des curieux.
▅