Sous l’héritage, le bilan
Il y a fort à parier que les révoltés de Mai, il y a cinquante ans, n’auraient pas cru pareille histoire possible. Celle qui les verrait devenus depuis longtemps des notables, et courir en ce printemps 2018 vers des micros recueillant encore une fois leurs souvenirs. On l’écrit non par raillerie – le temps faisant par nature de presque tout insurgé un embourgeoisé – mais avec une volonté d’insolence tout de même. Car le plus noble héritage de Mai 68 reste sans doute celui-là: une impertinence, une volonté citoyenne de regarder toute autorité sous l’angle de l’ironie. Le regard narquois de Cohn-Bendit devant un CRS sur une photo célèbre, qui a fini par servir de publicité à ce journal. Moquer un peu les soixante-huitards et leur show d’anciens combattants, c’est ainsi, peut-être, rendre le plus juste des hommages.
Car Mai 68 a été récupéré, digéré ou englouti comme une barricade montée sur des sables mouvants. Son espérance est certes demeurée celle d’un monde plus égalitaire, plus libéré sur tous les plans, à la parole féconde, et plus poétique sans doute. Une adolescence prolongée et transformée – selon le sociologue français Jean-Pierre Le Goff – en autre chose qu’une simple classe d’âge. Elle est devenue norme sociale, un modèle qui perdure et qui rallie le bobo comme le patron de multinationale en jeans et baskets.
Mais il n’y a pas que l’héritage, cependant. Il y a aussi le bilan. Celui-ci n’est pas toujours convaincant. De la libération de la femme, on finit un demi-siècle plus tard avec l’affaire Weinstein, les hashtags #MeToo et #YoTeCreo et des différences salariales qui perdurent. Les libertés individuelles sont de plus en plus menacées par une société obsédée par le contrôle: les Suisses sont ainsi prêts à voter prochainement pour que les assureurs puissent les surveiller avec des drones. Orwell, au secours! La liberté d’expression? Le sang des victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo n’a que peu réveillé la conscience qu’il fallait la défendre. Sur le thème de la répartition des richesses, enfin, 2018 rend chaque jour plus pertinent le constat du financier Warren Buffett: «La lutte des classes existe, et nous, les riches, sommes en train de la gagner.» A mieux y regarder, cinquante ans après, d’autres révoltes couvent.
La libération de la femme? On se retrouve un demi-siècle plus tard avec l’affaire Weinstein