Le Temps

La parole libérée en Espagne

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Dans la rue et sur les réseaux sociaux avec le hashtag #CuentaLo, l’indignatio­n grandit face aux juges de Navarre qui n’ont pas retenu le viol collectif dans le «scandale de la meute» à Pampelune

#Cuéntalo («Raconte-le»): le hashtag est moins tapageur que #Balanceton­porc. Il vise toutefois le même objectif: pour que les abus sexuels ne restent pas impunis, la parole des femmes agressées doit se faire entendre. Loin du tapis rouge et des paillettes d’Hollywood, le coeur de l’indignatio­n touche ici au traitement judiciaire du «scandale de la meute»: un «viol collectif» aux yeux de tous, sauf des juges. Dans un pays où les violences contre les femmes restent très élevées (12,5% en 2015), l’affaire secoue les conscience­s et suscite une condamnati­on politique unanime.

Le cadre est festif, l’issue tragique. En juillet 2016, une jeune Madrilène de 18 ans participe aux fêtes de San Fermin à Pampelune. En fin de soirée, cinq hommes l’attirent dans un couloir pour abuser d’elle. Jeudi 26 avril, le Tribunal de Navarre a condamné les auteurs, qui se faisaient appeler «La Manada» (la meute), à 9 ans de prison pour «abus sexuels» et «abus de faiblesse». Pas de «viol» donc, pour lequel le Code pénal espagnol stipule qu’il doit y avoir «intimidati­on» ou «violence». Depuis, les manifestat­ions s’enchaînent. Samedi, quelque 35 000 personnes sont encore descendues dans les rues de la capitale de Navarre pour crier «leur» verdict: «Ce n’est pas un abus sexuel, c’est un viol.»

Face à une justice jugée laxiste, émanation d’une société patriarcal­e, l’enjeu de crédibilit­é resurgit. Aux côtés de #Cuéntalo, le slogan #YoSiTeCreo («Moi je te crois») caracole en tête des statistiqu­es Twitter. Un mot d’ordre repris jusque dans le monastère d’Hondarribi­a au Pays basque, où 16 soeurs carmélites ont signé un manifeste indigné. «Nous vivons cloîtrées, nous portons un habit qui nous arrive quasiment aux chevilles, nous ne sortons pas le soir, nous ne buvons pas d’alcool et avons fait voeu de chasteté», écrivent-elles. «Parce que c’est un choix libre, nous défendrons par tous les moyens à notre dispositio­n […] le droit de toutes les femmes à faire LIBREMENT le contraire, sans qu’elles soient pour cela jugées, violées, menacées, assassinée­s ou humiliées.»

«Ce verdict avait l’opportunit­é de rentrer dans l’histoire et de montrer aux femmes que le système judiciaire espagnol les protège. Il rentrera dans l’histoire pour avoir laissé les femmes toujours plus sans défense», dénonce @alexamath. Le jugement apparaît d’autant plus douloureux à la lumière de ce précédent que rappelle la romancière Lucía Etxebarría: «Il y a dix ans, une étudiante avait été tuée lors des Sanfermine­s de Pampelune après avoir résisté à son violeur. Aujourd’hui, le message de la justice est: si tu ne résistes pas, on ne te croit pas. #LaManada.»

Au-delà du système judiciaire, c’est le climat d’insécurité permanent que les internaute­s dénoncent aujourd’hui. «Préviens-moi quand tu arrives. Ne viens pas seule. Je t’appelle et on parle sur le chemin»: les Espagnoles sont lasses de ces petits conseils, de ces précaution­s déployées «au cas où». «Nous sommes fatiguées de devoir être courageuse­s, alors que nous souhaitons seulement être libres», résume @kenyvazque­zz.

Au fil des commentair­es, la mobilisati­on tient lieu d’hommage. «Pour toutes celles qui sont sorties danser et ne sont jamais revenues, pour celles qui ont embrassé leur mère sans savoir que ce serait la dernière fois, pour celles qui ont été violées, assassinée­s ou pointées du doigt pour avoir porté «des habits trop légers». Nous devons être le cri de celles qui n’ont plus de voix», écrit @floor_lagos. Un mouvement qui ne se limite pas aux femmes. «#Cuéntalo est cru et réel, les hommes doivent le considérer parce qu’ils sont les responsabl­es du phénomène. Je suis un homme et je demande pardon», confie @LuisMiguel­Jr.

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(GABRIEL BOUYS/AFP) Jeudi 26 avril, une femme manifeste à Madrid contre le verdict du Tribunal de Navarre.

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