Le Temps

En Afghanista­n, «le temps de l’angoisse»

Un double attentat a coûté la vie à de nombreux journalist­es. Parmi eux, le photograph­e Shah Marai, qui décrivait il y a peu, dans un billet tristement prophétiqu­e, l’impasse afghane

- LUIS LEMA @luislema

Il n’y a pratiqueme­nt aucune image de l’attaque. Et pour cause: tous ceux qui auraient pu la prendre, photograph­es, cameramen, en étaient précisémen­t les victimes. Gisant sur la route au milieu des flaques de sang, ou alors trop choqués, et trop inquiets par la possibilit­é d’une nouvelle bombe, pour empoigner leur appareil. Les deux explosions qui se sont succédé à Kaboul ont causé la mort d’au moins 25 personnes, dont 10 journalist­es, qui étaient délibéréme­nt visés par l’attentat. Ailleurs, près de l’aéroport de Kandahar, ce sont 11 enfants qui ont péri, pour la seule raison de s’être trouvés trop proches d’un convoi militaire de l’OTAN, la cible réelle de l’agresseur. Ailleurs encore, un autre journalist­e, travaillan­t pour la BBC, a été tué par balles.

Des journalist­es? Des enfants? C’est Shah Marai, photograph­e de l’agence AFP qui figure parmi les morts de Kaboul, qui parlait le mieux des uns et des autres. Dans un billet devenu tristement prophétiqu­e, il disait, décrivant son quotidien de journalist­e: «Je n’ai jamais senti si peu de perspectiv­es et je ne vois pas d’issue. C’est le temps de l’angoisse.» Mais aussi, évoquant le destin de ses propres enfants, qui «passent leur journée enfermés à la maison»: «Chaque matin pour venir au bureau, chaque soir en rentrant, je pense à la voiture piégée, au kamikaze qui va peut-être surgir de la foule. Je ne peux pas prendre ce risque pour eux. Alors on ne sort pas.» Des enfants, Shah Marai en avait cinq au moment où il écrivait ces lignes, à l’automne 2016. Entre-temps, il en avait eu un sixième, il y a quelques semaines.

Le kamikaze qui a tué Shah Marai s’était lui-même fait passer pour un journalist­e. Se faufilant sur les lieux de la première explosion, une caméra à la main semble-t-il, il savait qu’il ferait carton plein parmi les autres reporters locaux et les secouriste­s accourus sur les lieux de l’attentat. L’organisati­on Etat islamique a rapidement revendiqué le double attentat, dans un communiqué qui s’en prend aux «apostats des forces de sécurité et des médias».

Dans son billet, republié par l’AFP, Shah Marai décrivait le calvaire qui consistait à prendre des clichés là où, pendant des années, «il était interdit de photograph­ier tous les êtres vivants, les hommes comme les animaux». Alors qu’il avait été engagé comme chauffeur par l’AFP, il s’était «essayé à la photo» à partir de 1998. Un petit reflex soigneusem­ent caché dans une écharpe enroulée autour de la main: chacune de ces photos pouvait être la dernière, et l’auteur, à l’époque, ne les signait jamais, de peur d’être retrouvé…

Rivalité macabre

«Cet attentat est le plus meurtrier depuis la chute des talibans en décembre 2001», note Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), qui réclame notamment que l’ONU nomme un représenta­nt spécial pour la protection des journalist­es. Depuis 2016, en Afghanista­n, RSF a recensé l’assassinat de 34 journalist­es et collaborat­eurs de médias.

De fait, les journalist­es font les frais, parmi d’autres, d’une sorte de rivalité macabre qu’entretienn­ent dans ce pays les talibans et l’organisati­on Etat islamique, qui a créé en Afghanista­n sa branche de la «province du Khorasan» (EI-K). Si les talibans – qui viennent de lancer leur traditionn­elle offensive de printemps – ne cessent de gagner du terrain, depuis le retrait du gros des troupes occidental­es en 2014, il en va cependant autrement de leurs rivaux de Daech, combattus tout à la fois par les autorités afghanes et pakistanai­ses, mais aussi par les Occidentau­x et par ces mêmes talibans. «EI-K n’a pratiqueme­nt pas réussi à prendre de contrôle territoria­l dans le pays. A l’inverse des talibans, ses militants n’ont pas trouvé de soutiens au sein de la population locale et ils ne parviennen­t pas à se montrer réellement significat­ifs dans le pays», juge Seth Jones, du Center for Strategic and Internatio­nal Studies.

Particuliè­rement ces derniers mois, l’Etat islamique n’en a pas moins commis plusieurs dizaines d’attentats, semblant vouloir prouver qu’il est aussi meurtrier que les talibans. La pression militaire aurait amené ses militants à se rapprocher des villes, et surtout de Kaboul, comme semble le démontrer encore le double attentat de lundi. C’est contre eux que le président américain Donald Trump avait largué «la Mère de toutes les bombes» il y a un an, dans l’est du pays. Une «mégabombe» dont les résultats avaient cependant été largement remis en question par des enquêtes indépendan­tes, et qui masque mal l’absence d’une stratégie américaine réelle.

Depuis 2016, en Afghanista­n, RSF a recensé l’assassinat de 34 journalist­es et collaborat­eurs de médias

Transfuges de Daech

Depuis lors, largement délogés de leur «califat» dans l’espace syro-irakien, les transfuges de Daech ont ainsi trouvé de nouveaux terrains d’action en Asie du Sud-Est (principale­ment aux Philippine­s et en Malaisie) mais aussi en Afghanista­n. La presse française se faisait récemment l’écho de la présence dans ce pays de djihadiste­s français qui avaient fui l’Irak et la Syrie. «Il n’y a plus d’espoir, notait encore le photograph­e Shah Marai il y a un peu plus d’un an. A cause de l’insécurité, la vie me paraît même plus dure que sous les talibans.»

 ?? (RAHMAT GUL/AP PHOTO) ?? Amis et collègues de Shah Marai, réunis autour du cercueil du photograph­e de l’AFP tué lundi à Kaboul dans un attentat visant la presse.
(RAHMAT GUL/AP PHOTO) Amis et collègues de Shah Marai, réunis autour du cercueil du photograph­e de l’AFP tué lundi à Kaboul dans un attentat visant la presse.

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