Les «enragés» vus par la presse libérale
Il y a cinquante ans, la rébellion estudiantine et ouvrière avait été attentivement commentée par les ancêtres du «Temps», le «Journal de Genève» et la «Gazette de Lausanne». Extraits choisis
Vingt-cinq mai 1968. Journal de Genève (JdG), page 3. Pour une proposition d’abonnement gratuit à l’essai, surfant sur la vague d’une société coupée en deux depuis presque un mois, le quotidien s’adresse directement à ses lecteurs. «Quelle étiquette faut-il coller à nos rédacteurs?» leur demande-t-il. «Révolutionnaire» ou «réactionnaire»? Réponse: «Aucune: ils sont informés, réfléchis, ouverts, soucieux d’y voir clair! Si vous êtes fatigués des étiquettes, des dogmes, des schématisations, faites donc leur connaissance.»
Mai 68, c’est du pain bénit pour les éditorialistes de la presse intellectuelle de Suisse romande. Mais attention, car «les historiens et les sociologues de l’avenir qui essaieront d’analyser les prodigieux événements auxquels on assiste en France se trouveront en présence d’une tâche extrêmement difficile», écrit le JdG le même jour. Nous voilà prévenus.
Au début de ce fameux mois de mai dont on fête le jubilé, des militants d’extrême droite du mouvement Occident multiplient les provocations contre ceux de l’extrême gauche. A partir de ce moment-là, le JdG commence à parler, dans une formule générique, des «folles journées du Quartier latin». Les fascistes ne passeront pas, dit-on: ils représentent ce «vieux monde» qui met les étudiants en fureur «contre le système de bourrage de crâne et de crétinisation dont ils s’estiment victimes», écrit le journaliste de politique étrangère Claude Monnier dans l’édition du 11 mai.
Dans la cité du bout du lac, on semble bien loin de tout cela. Et pourtant, au même moment s’y déroulent les Journées genevoises de la défense nationale, qui déclenchent des manifestations pourfendues par le rédacteur en chef du JdG, Bernard Béguin, le
16 mai. «Pas dans la rue!»: c’est le titre de son éditorial sur ces «mouvements anarchiques […] qui veulent se montrer dignes des «enragés» du Quartier latin».
La Gazette de Lausanne (GdL), elle, parle de «crise à la Sorbonne» le 6 mai. Depuis trois jours, «la violence» coutumière des étudiants a «changé de nature». «Ce n’était plus la fronde […], c’était l’émeute qui tenait» le «Boul’Mich’»: «Quand non seulement les pierres et les boulons, mais les pavés, les panneaux de signalisation servent de projectiles contre les gardiens de la paix […]; quand les vitrines sont brisées et les voitures endommagées, qu’un brigadier est atteint d’une fracture du crâne et que des promeneurs sont blessés, comment s’étonner que la police ait la main lourde et que les matraques entrent en jeu?»
Dès le 17 mai au JdG, le libéral-conservateur et homme d’ordre – journaliste à la plume brillante – René Payot prend la main sur le sujet. Il ressent un «malaise profond» et écrit qu’«on pardonnera à cette jeunesse ardente et anxieuse les excès qu’elle a pu commettre […]. Mais il est désirable qu’elle ne prête plus l’oreille à des excitateurs comme cet Allemand Cohn-Bendit.» «L’administration n’aurait eu qu’une signature à donner» pour l’expulser de France, regrette d’ailleurs la GdL depuis plusieurs jours, elle qui ironise sur ces étudiants «privilégiés» par rapport à leurs «contemporains de l’industrie ou de l’agriculture» qui n’ont que des «problèmes intellectuels» de lettreux, oubliant au passage qu’ils voulaient aussi partager les fruits de la croissance.
Cependant, le JdG soutient que «M. Giscard d’Estaing», alors à la fois ex- et futur ministre des Finances, «n’a pas tort de dire que la Ve République qui dure depuis dix ans» – depuis que de Gaulle occupe les sommets du pouvoir – «a besoin d’un renouvellement». Donc du départ du général. François Mitterrand, lui, se tapit dans leur ombre, car «il croit ou veut croire à une sorte d’effondrement du système», se méfie le JdG du 30 mai, qui dit que «les dés sont jetés».
Mais quel est exactement le malaise? Jean Dumur le pointait déjà avec recul dans la GdL du 8 mai: «L’époque est révolue où il s’agissait de digérer les séquelles de la Seconde Guerre mondiale. […] Faute d’une tragédie réelle, les enfants d’une civilisation industrielle qui a liquidé la misère en viennent alors à inventer des tragédies artificielles.» «Un peu de rêve» étant «indispensable», «on en vient à dénoncer globalement une société d’abondance dont on est soi-même le bénéficiaire».
Et puis, de toute manière, «le désir de carrière pourrait bien être à la longue le sentiment déterminant, triomphant là où ont échoué les matraques et les gaz lacrymogènes», complète le même Dumur dix jours plus tard. Car «ce n’est pas dans le chaos que l’on trouvera les réponses aux questions posées par une société sans foi».
De facto, la presse libérale lémanique vomit ce «romantisme» et ce «conformisme» consistant à «s’exiler en esprit dans les révolutions du tiers-monde», à «se référer à Che Guevara», comme des «guérilleros sans guérilla» que représentent ces étudiants en lettres dénoncés le 10 mai dans le quotidien vaudois parce que leur tract distribué à Nanterre a pu «impunément décrire la fabrication de cocktails Molotov». Alors «admettons que les vieux sont faits pour conserver, les jeunes pour contester et les hommes mûrs pour diriger», philosophe Frank Bridel trois jours plus tard.
Le rédacteur en chef de la GdL admet aussi, le 13 mai, «que la plupart de nos pays sont trop gérontocrates, […] que la limite de l’âge mûr [doit] être abaissée». Mais «les étudiants ne sont nullement prêts à bien gouverner. Ils sont en pleine préparation du bagage. Diplôme en poche, commencera pour eux le temps de constater, comme chacun de nous chaque jour, l’insuffisance de leur formation.
Le 21 mai, alors que le drapeau rouge flotte sur la Sorbonne depuis une semaine, René Payot est cependant encore confiant: «La masse ne songe point […] à prendre une nouvelle fois la Bastille. […] Que les gauches réclament de nouvelles élections, c’est de bonne guerre» et «si la population a accueilli avec sympathie les demandes des étudiants, en revanche elle se plaint de grèves qui en se prolongeant lui causent mille incommodités». Conclusion de l’éditorialiste: «Si la France offre aujourd’hui un spectacle désolant, c’est que le fonctionnement des institutions a été défectueux. L’autoritarisme a remplacé le dialogue et le sens du compromis qui sont les caractéristiques d’une véritable démocratie.»
Le régime en place doit donc modifier «son style et ses méthodes», car la crise est «avant tout d’ordre psychologique», enchaîne Payot le 24 mai, et sa «solution se trouve dans des négociations entre le ministère», qui n’a finalement pas été censuré par la Chambre comme il en était question, «le patronat et les chefs syndicalistes». «Psychologique» aussi est cette «erreur de promulguer en vertu de ses pleins pouvoirs», fustige-t-il le 28 mai, une diminution très controversée des prestations de la Sécu. Cependant, l’ouverture des marchés et une chute de quelques barrières douanières créent une compétition accrue: au sein des usines Renault en grève, par exemple, «il serait bon que cela fût expliqué aux ouvriers qui manifestent encore une intransigeance peu compatible avec l’intérêt national».
Las, se lamente la GdL, «l’ordre est à gauche quand l’administration n’obéit plus, quand les transports arrêtent de fonctionner, quand la vie économique et sociale contrôlée par les piquets de grève est menacée d’asphyxie, quand la panique des consommateurs augmente la nervosité populaire et que la monnaie elle-même commence à manquer».
Au cas où le parlement ferait tout de même tomber le gouvernement Pompidou – ce qui ajouterait «l’aventure au désordre», dit Giscard, cité par Bernard Béguin le même jour, et arrivera bien plus tard, le 10 juillet – «la trêve» qui interviendrait alors devrait «se transformer en une paix durable», avec «une réforme des méthodes autoritaires employées jusqu’à présent» contre «les enragés». Dont «les meneurs les plus excités ne sont qu’une infime minorité».
«Mais là n’est pas la question, poursuit Béguin. La question est que de Bordeaux à Lille et de Marseille au Havre, plusieurs millions d’ouvriers se sont mis en grève […] parce qu’ils jugeaient intolérables le mépris, la suffisance, ou simplement l’ignorance des réalités sociales et humaines qui caractérisent la politique de grandeur de la Ve République.» Ce que prévoyait un éditorial au vitriol publié par la GdL le 17 mai, «La France bouge»: «Le risque», avec ces «nouveaux gardes rouges de la rive gauche, […] c’est que la contagion s’étende à d’autres domaines de l’activité nationale», dans une logique «d’une contestation plus obstinée que systématique».
La Suisse n’est pas en reste, martèle l’éditorialiste et futur conseiller national libéral Jacques-Simon Eggly dans le JdG du 20 mai, mais «les slogans sans nuances et les revendications absurdes […] ne doivent pas masquer […] les défaillances réelles» d’universités sclérosées ici aussi. Ce, pour éviter un «bouillonnement en chaudière percée qui peut éclater soudainement». Alors, «il appartient aux générations qui montent de le comprendre, de l’incorporer et de s’en enrichir». Et non de se recroqueviller devant «les tâtonnements et les extravagances» vues par Béguin dans «cette mutation» que les autorités «n’ont su ni prévoir ni vouloir».
De toute manière, «rien ne sera plus comme avant», titre enfin La Gazette littéraire du 1er juin. L’entame d’un reportage de Guy Dumur à Paris disait tout de cette marque indélébile que laissera Mai 68. «Le lendemain de la prise de l’Odéon, dans la salle archicomble survoltée, un acteur vint proposer de jouer une pièce déjà écrite sur la nuit du 10 mai» – celle des barricades dans le Quartier latin qui font, après celle du 6, des centaines de blessés dans les affrontements avec les CRS. «Le nouveau public de l’Odéon couvrit de sifflets cette proposition stupide et, le silence revenu, un spectateur s’écria: «Le théâtre, c’est nous qui le faisons.» Il avait raison.»
▅
La «Gazette» ironise sur ces étudiants «privilégiés» qui n’ont que des problèmes de «lettreux» isolés des réalités La une du supplément littéraire de la «Gazette de Lausanne», le 1er juin 1968, après un mois d’agitation en France. «La masse ne songe point à prendre la Bastille. Si la population a accueilli avec sympathie les demandes des étudiants, elle se plaint de grèves qui en se prolongeant lui causent mille incommodités»
RENÉ PAYOT, ÉDITORIALISTE AU «JOURNAL DE GENÈVE», 21 MAI 1968