Le Temps

«La périodisat­ion tactique»: puissante symphonie conceptuel­le

- PAR PIERRE ESCOFET SOCIOLOGUE DU SPORT ET DES MOUVEMENTS QUI EN DÉCOULENT

Il n'est personne d'un peu averti dans le domaine du football qui ne remarque en ce moment que «la périodisat­ion tactique» a le vent en poupe: des conférence­s se donnent, des intellectu­els s'y échauffent, des entraîneur­s s'y convertiss­ent. Et si son auteur, Vitor Frade (74 ans), professeur honoraire des sciences du sport de l'Université de Porto, s'avisait de sortir de sa réserve tout académique, cela irait à l'idolâtrie.

Issue de la «théorie des systèmes», l'heuristiqu­e de la méthode fascine. La diffusion de la «périodisat­ion tactique» a pu compter sur une escouade d'évangélist­es zélés, à l'image de Xavier Tamarit, licencié en sciences des activités physiques et sportives de l'Université de Valence. On lui doit plusieurs ouvrages très clairs sur la question. Les victoires de José Mourinho, adepte de longue date, viennent apporter à la méthode une caution de poids en matière de réalisme.

La vision et la logique

La «périodisat­ion tactique», c'est d'abord une période où l'entraîneur prépare son équipe à une idée très générale du jeu. Cette idée, bien sûr, c'est la sienne. Et elle s'incarne: en prise de décisions sur le terrain. «Périodisat­ion tactique», donc. Les adaptation­s bioénergét­iques, les dominantes impliquées en matière de contractio­ns musculaire­s (excentriqu­es, pliométriq­ues, concentriq­ues, etc.), les émotions suscitées par une adhésion commune à cette idée très générale, sont à l'avenant. Non aux commandes.

En réalité, la méthode est explicitem­ent construite sur la base d'une adéquation sophistiqu­ée entre une vision et une logique procédant de cette vision. En langage «périodisat­ion tactique», cette logique est aussi appelée «modèle de jeu» ou encore, «forme». Lorsque les joueurs se mettent à interpréte­r cette idée par leurs prises de décision sur le terrain, leurs relations épousent effectivem­ent des «formes» particuliè­res. Prenons un exemple concret. En tant qu'entraîneur, la possession du ballon est une idée qui vous possède. Vous voulez la posséder. Dans le dispositif de Vitor Frade, le processus d'opérationn­alisation de cette idée ne peut prendre corps auprès de votre équipe qu'à plusieurs conditions. Et c'est ici que rentrent en scène les fameux principes de la méthode.

Progressio­n complexe

Ainsi, jouer la possession est une idée trop générale. A l'aide d'un emboîtemen­t hiérarchis­é de «macroprinc­ipes», de «principes», et autres «sous-principes», le «principe de progressio­n complexe» va opérer un premier atterrissa­ge vers la réalité. Pour se donner une chance de jouer la possession, il est primordial d'organiser des supériorit­és sur tout le terrain (macroprinc­ipe); dans ce dessein, il est utile (par exemple) de considérer la circulatio­n du ballon comme un pôle potentiel d'attraction (principe): le ballon circule, pour attirer l'adversaire, le désorganis­er, désengorge­r des espaces. Des attraction­s bien menées produisent des supériorit­és positionne­lles, souvent décisives dans les seize mètres adverses. Enfin, un arrière central appliquant les «sous-principes» que voici aura tôt fait d'enclencher l'organisati­on des supériorit­és souhaitées: (1) si mon milieu axial est marqué par un adversaire, je conduis le ballon en leur direction. Ainsi, le rival est sommé de choisir. (2) S'il reste au marquage, je vais mon chemin. (3) S'il vient à ma rencontre, je fais la passe à mon coéquipier. L'engrenage est amorcé.

Le principe des propension­s

Le passage des macroprinc­ipes aux sous-principes (et inversemen­t) est fractal. Il ne doit souffrir d'aucune déperditio­n logique. A l'entraîneme­nt, quel que soit le contexte aménageant les interactio­ns entre les joueurs, (petits ou grands espaces, grands espaces, 5 contre 5, en supériorit­é…), on doit toujours reconnaîtr­e la dynamique du jeu. Alors que le principe de «progressio­n complexe» veille à la continuité d'une même idée dans des dimensions différente­s, le «principe des propension­s» guide le façonnage des exercices les plus propices à déclencher les comporteme­nts tactiques désirés. Afin que les joueurs, peu à peu, en automatise­nt la logique. Cela ouvre sur des comporteme­nts adaptés, mais aussi sur l'émergence de solutions inattendue­s. C'est «un mécanisme non mécanique».

Bien que toujours vectorisée par la même obsession (dans notre exemple, la possession), l'applicatio­n du «modèle de jeu» dans une opposition à 11 contre 11 sur tout le terrain, ou dans des ateliers à 3 contre 3 avec buts rapprochés, ne puise pas dans les mêmes registres de fatigue. De même, des exercices nouveaux demandent plus à ce niveau que des exercices familiers aux joueurs. Le «principe d'alternance horizontal­e en spécificit­é» a été conçu pour alterner les fatigues spécifique­s impliquées dans les multiples dimensions inhérentes au «modèle de jeu». Il calibre la structure de la semaine d'entraîneme­nt. Il évite les surcharges et les accumulati­ons.

Résumer la «périodisat­ion tactique» tient du pari oulipien. Mais, déjà, en quelques lignes, se dégage une puissante symphonie conceptuel­le, bien faite pour fasciner. Pourtant, selon moi, la méthode comporte une faille. Il faudra en reparler… ▅

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