L’odyssée pour géants de Gilles Jobin
Le chorégraphe suisse offre ces jours à Lausanne un voyage virtuel au pays des titans, servi par la technologie de la fondation genevoise Artanim. Ce pas de danse hallucinant marque durablement
Un rêve à plusieurs. En bande, en couple ou en solo. Un qui file et qu’on garde dans un coin du cerveau, qu’on se raconte sur le divan entre quatre yeux, comme un voyage qu’on aurait fait dans une capsule spatiale, comme une plongée au coeur d’un écrin de coraux. Au Théâtre de l’Arsenic, à Lausanne, le chorégraphe Gilles Jobin offre ces jours un pas de danse qui marque la psyché, ouvert à tous, même à ceux – et surtout à ceux – pour qui la scène contemporaine est une galaxie intimidante.
Mais de quelle sorcellerie parle-t-on? De celle que Gilles Jobin, cet artiste qui a transformé la danse en Suisse au début des années 2000, a imaginée avec le centre de recherche genevois Artanim. Cette fondation fait figure de référence dans le domaine de la réalité virtuelle. Elle excelle aussi dans ce qu’on appelle la capture de mouvement. Alors quoi? Cette virée, on ne l’a pas vécue à l’Arsenic, mais au centre commercial de Meyrin, un samedi d’hiver où on se sentait d’humeur cosmonaute.
Dispositif irrésistible
Devant vous, une aire de 8 mètres de longueur sur 5 de largeur: la piste de décollage si on veut. Autour, des caméras infrarouges – seize en tout qui captent le mouvement des participants (lire ci-dessous). Un technicien accueille les visiteurs par groupe de cinq. Il faut s’inscrire, la liste est longue, mais le dispositif est irrésistible. Cet aprèsmidi, parents, ados goguenards, enfants étourdis se succèdent, juste après avoir rempli le caddie. Un membre du staff vous tend un casque et de grosses lunettes, mais aussi des marqueurs à fixer sur les pieds et les mains, et encore un sac à dos. A l’intérieur, la boîte à merveilles: un ordinateur qui va libérer un monde hallucinant.
Vos avatars en scène
Vous ne vous en doutez pas, mais vous venez de basculer dans une autre dimension. Vos compagnons de voyage donnent l’impression d’avoir changé de corps, vousmême aussi, même si vous ne vous voyez pas: des avatars ont pris le relais. Soudain, un pied gigantesque: un colosse vous jauge du haut de ses 35 mètres. Un autre bientôt, visage d’androïde, armure robotique, se détache dans un ciel suroxygéné. Chacun de ses pas ébranle ce jardin de Crésus, avec ses arbustes taillés par des doigts d’argent, ses allées qui filent vers un canyon lointain.
Mais voici que cinq danseurs slaloment comme l’anguille autour de vous. On voudrait en attraper un. Il vous traverse tel Casper le fantôme. Certains de ces visages sont familiers: celui de la danseuse Susana Panades Diaz, de Gilles Jobin. Plus tard, l’artiste vous racontera comment ils ont répété pendant quatre semaines en studio cette danse, pour que toutes les parades du corps soient réelles, avant d’être traitées par Artanim. Au-dessus de vos têtes, les géants viennent de se saisir de blocs jupitériens. Ils dressent des murs, vous serez bientôt leurs prisonniers, dans une villa de milliardaire – les décors sont signés Jean-Paul Lespagnard.
Deux prix à Montréal
«Créer une pièce en réalité virtuelle où le spectateur est ainsi immergé, personne ne l’avait jamais fait», s’enthousiasme Gilles Jobin. Le festival Sundance, à Montréal, vient de saluer la prouesse en décernant deux prix à VR_I, le Grand Prix innovation et celui du public pour la meilleure performance. La pièce s’arrache, au Forum Meyrin et à Helsinki hier, à la Biennale de la danse à Lyon cet automne, aux EtatsUnis l’année prochaine.
Divertissement de haut vol alors, que ce VR_I? Ce serait méconnaître le travail de Gilles Jobin que de réduire ainsi cette traversée. Au Théâtre de l’Usine à Genève dans les années 1990, puis à l’Arsenic, il reformulait déjà le geste et son espace, s’inspirant des bancs de poissons, disait-il parfois, pour accéder à ce qu’il appelait une organicité de mouvement. Dans Womb (2016), film en 3D, lui aussi très remarqué, il fuguait au sein d’un univers psychédélique, en combinaison zébrée, escorté des danseurs Martin Roehrich et Susana Panades Diaz. VR_I poursuit cette extension du domaine de la scène.
«J’ai appris qu’il existait à Genève un studio spécialisé dans la capture du mouvement, Artanim donc. J’en étais resté aux expériences de Merce Cunningham, avec des tonnes de câbles reliés aux interprètes. Or, avec Artanim, j’ai découvert que la technologie était devenue plus légère et qu’elle offrait des perspectives incroyables. A partir de là a germé le projet d’un spectacle qui associerait des créatures fantastiques et des danseurs virtuels. Le problème qui s’est posé, c’est que tout était possible: je pouvais faire voler le spectateur, le projeter sur Mars, etc. Il a fallu se fixer des règles du jeu.»
Premier impératif: éviter les déplacements brusques ou trop amples, de nature à donner le mal de mer au spectateur; dans la même logique, ne pas dépasser vingt minutes, durée au-delà de laquelle, on peut être indisposé. Deuxième exigence: que les danseurs virtuels et les visiteurs partagent la même réalité, rivés au sol les uns et les autres. Troisième principe: ce sont les titans qui changeront les décors, jusqu’à la construction finale d’une villa.
Effusions après le frisson
«Mon intention n’était pas de démocratiser la danse contemporaine, raconte Gilles Jobin. Mais ce qui est beau, c’est qu’elle est complètement intégrée à l’expérience et qu’elle n’est un obstacle pour personne. Il arrive que les participants dansent avec les danseurs virtuels. A la fin, ils se racontent ce qu’ils ont traversé.» Souvent, ils s’embrassent à la sortie. Beaucoup reviennent, pour reprendre le fil du songe. C’est ainsi que Gilles Jobin marie Sigmund Freud et cette diablesse de Lara Croft. ■