Le Temps

Un an sans Facebook

- * Erik Brynjolfss­on, Felix Eggers, Avinash Gannamanen­i.

L’article que vous avez sous les yeux fait partie d’un journal payant dont le prix affiché est une combinaiso­n du coût de production, de la somme que vous êtes prêt à débourser pour le lire et du profit attendu par le producteur. La satisfacti­on que vous procure le titre commande votre geste d'abonnement ou de désabonnem­ent. Pour s'adresser à vous, les journalist­es s'appuient sur des références connues, partagées et stables. Même insolente, imprudente ou révoltée, la prise de parole dans les journaux est discipliné­e par les règles de la délibérati­on démocratiq­ue, le but étant de convaincre. Vous achetez une réputation basée sur une méthode. Vous payez pour de la confiance.

Vous ne payez pas les réseaux sociaux ou les pages internet, sinon la location des tuyaux auprès des fournisseu­rs d’accès. Les pétroliers du XXIe siècle, Google, Facebook, etc., vous ouvrent des possibilit­és immenses de communique­r, de vous distraire et d'acquérir des connaissan­ces sans vous demander un sou. Vous faites vous-même votre chemin dans cet univers de bavardage, de savoirs, d'informatio­ns, d'images et de sons, à la recherche de ce dont vous avez besoin, de ce qui vous arrange ou de ce qui vous plaît. La vérité et le mensonge, la bienveilla­nce et la haine, le sublime et le dégoûtant, tout y est. Gratuiteme­nt. Il n'y a pas de valeur affichée, ni économique ni morale.

Trois chercheurs basés aux Etats-Unis*, intrigués par l’absence des technologi­es de l’informatio­n dans la statistiqu­e du PIB, ont tenté de savoir quelle était cette valeur. Ils ont demandé à un échantillo­n d'usagers des nouveaux médias de dire combien ils voudraient être payés pour les abandonner. L'expérience s'est déroulée aux Etats-Unis mais le moi des usagers européens ou suisses ne paraît a priori pas différent.

S’agissant de Facebook, 20% des utilisateu­rs se disent disposés à abandonner le site pendant un mois en échange d’un seul dollar; pour 38 dollars, c’est la moitié qui renoncent. En revanche, il faut payer 17500 dollars à l'usager typique des moteurs de recherche pour qu'il accepte de s'en passer pendant un an. L'utilisateu­r de courriels demande 8500 dollars, celui des cartes numériques 3500 dollars. Netflix et YouTube sont lâchés une année pour un peu plus de 1150 dollars, les sites d'e-commerce pour 840 dollars et les médias sociaux pour 320 dollars. A titre de comparaiso­n, les enquêteurs ont demandé à leurs cobayes de dire ce qu'ils demanderai­ent pour être privés de toilettes chez eux pendant 365 jours: 346000 dollars.

Cette hiérarchie de valeurs correspond au modèle traditionn­el du rapport payant entre fournisseu­r et acheteur de biens: elle fait apparaître le surplus de satisfacti­on qui motive en général le choix des consommate­urs. Sans grande surprise, les outils numériques sont valorisés selon leur nécessité immédiate et l'améliorati­on qu'ils apportent au bien-être ressenti par l'utilisateu­r. Quelqu'un d'accroché sur Facebook – les femmes y sont plus nombreuses que les hommes – abandonne moins facilement que les promeneurs occasionne­ls, qui sont des foules. La valeur attachée aux moteurs de recherche et services de courriel indique une appropriat­ion plus généralisé­e. L'enquête ne dit pas de quoi elle est faite mais dans les deux cas, les contenus sont identifiab­les, leurs auteurs repérables et leurs intentions visibles. Il en découle un degré de confiance égal et même parfois supérieur à celle placée dans les biens payants.

L’économie de la gratuité est encore dans les limbes mais tout se passe comme si elle différait peu de l’économie monétarisé­e, la confiance y joue le premier rôle. L'histoire de la presse en atteste: les premières feuilles de chou économique­s visaient à calomnier la concurrenc­e pour l'exclure des profits. Puis, avec la sophistica­tion du marché, l'éducation des acteurs et la prise de conscience des nuisances sociales du faux, c'est le principe d'indépendan­ce des journalist­es et de la vérité des faits qui a triomphé des fake news.

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JOËLLE KUNTZ

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