Un an sans Facebook
L’article que vous avez sous les yeux fait partie d’un journal payant dont le prix affiché est une combinaison du coût de production, de la somme que vous êtes prêt à débourser pour le lire et du profit attendu par le producteur. La satisfaction que vous procure le titre commande votre geste d'abonnement ou de désabonnement. Pour s'adresser à vous, les journalistes s'appuient sur des références connues, partagées et stables. Même insolente, imprudente ou révoltée, la prise de parole dans les journaux est disciplinée par les règles de la délibération démocratique, le but étant de convaincre. Vous achetez une réputation basée sur une méthode. Vous payez pour de la confiance.
Vous ne payez pas les réseaux sociaux ou les pages internet, sinon la location des tuyaux auprès des fournisseurs d’accès. Les pétroliers du XXIe siècle, Google, Facebook, etc., vous ouvrent des possibilités immenses de communiquer, de vous distraire et d'acquérir des connaissances sans vous demander un sou. Vous faites vous-même votre chemin dans cet univers de bavardage, de savoirs, d'informations, d'images et de sons, à la recherche de ce dont vous avez besoin, de ce qui vous arrange ou de ce qui vous plaît. La vérité et le mensonge, la bienveillance et la haine, le sublime et le dégoûtant, tout y est. Gratuitement. Il n'y a pas de valeur affichée, ni économique ni morale.
Trois chercheurs basés aux Etats-Unis*, intrigués par l’absence des technologies de l’information dans la statistique du PIB, ont tenté de savoir quelle était cette valeur. Ils ont demandé à un échantillon d'usagers des nouveaux médias de dire combien ils voudraient être payés pour les abandonner. L'expérience s'est déroulée aux Etats-Unis mais le moi des usagers européens ou suisses ne paraît a priori pas différent.
S’agissant de Facebook, 20% des utilisateurs se disent disposés à abandonner le site pendant un mois en échange d’un seul dollar; pour 38 dollars, c’est la moitié qui renoncent. En revanche, il faut payer 17500 dollars à l'usager typique des moteurs de recherche pour qu'il accepte de s'en passer pendant un an. L'utilisateur de courriels demande 8500 dollars, celui des cartes numériques 3500 dollars. Netflix et YouTube sont lâchés une année pour un peu plus de 1150 dollars, les sites d'e-commerce pour 840 dollars et les médias sociaux pour 320 dollars. A titre de comparaison, les enquêteurs ont demandé à leurs cobayes de dire ce qu'ils demanderaient pour être privés de toilettes chez eux pendant 365 jours: 346000 dollars.
Cette hiérarchie de valeurs correspond au modèle traditionnel du rapport payant entre fournisseur et acheteur de biens: elle fait apparaître le surplus de satisfaction qui motive en général le choix des consommateurs. Sans grande surprise, les outils numériques sont valorisés selon leur nécessité immédiate et l'amélioration qu'ils apportent au bien-être ressenti par l'utilisateur. Quelqu'un d'accroché sur Facebook – les femmes y sont plus nombreuses que les hommes – abandonne moins facilement que les promeneurs occasionnels, qui sont des foules. La valeur attachée aux moteurs de recherche et services de courriel indique une appropriation plus généralisée. L'enquête ne dit pas de quoi elle est faite mais dans les deux cas, les contenus sont identifiables, leurs auteurs repérables et leurs intentions visibles. Il en découle un degré de confiance égal et même parfois supérieur à celle placée dans les biens payants.
L’économie de la gratuité est encore dans les limbes mais tout se passe comme si elle différait peu de l’économie monétarisée, la confiance y joue le premier rôle. L'histoire de la presse en atteste: les premières feuilles de chou économiques visaient à calomnier la concurrence pour l'exclure des profits. Puis, avec la sophistication du marché, l'éducation des acteurs et la prise de conscience des nuisances sociales du faux, c'est le principe d'indépendance des journalistes et de la vérité des faits qui a triomphé des fake news.
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